LAHCEN KHEDIM
Lahcen Khedim
Lahcen Khedim (L.K.) transpose dans ses tableaux magico-invocateurs à la manière d’un Anselm Kiefer toute une thématique inspirée des peurs et des angoisses de l’homme contemporain.
Un vrai travail de fond et une réelle méditation picturale caractérisent son art.
Cet artiste dans la continuité de l’ « expressionisme abstrait » et du « Bad Painting » manifeste sa propre personnalité grâce à son action picturale spontanée.
Peintre avant tout de l’action, il inonde la toile d’une matière généreuse, épaisse et joyeuse parfois débordante et enfiévrée.
Au-delà d’une technique, le peintre veut avant tout célébrer l’instinct et comme il le dit lui-même : « J’aime à penser que je peins pour la première fois. Quand je suis dans cet état d’esprit, je me sens libre » (Artslant Interview par Georgia Fee – septembre 2009).
Le geste est en lui-même fondateur de ce type de peinture à l’image des peintres de l’Action Painting (Pollock, Rothko…). Certes, le tempérament de l’artiste s’exprime par lui et traduit avant tout ses sentiments au-delà d’une technique.
Mais ses œuvres font toujours et - fort heureusement - coïncider hasard et méthode. Souvent la spontanéité du trait fait oublier la maîtrise et la réflexion qui sous-tendent chaque œuvre mais cela n’est que simple apparence.
L’originalité de sa peinture c’est avant tout cette fraîcheur du premier jour qu’il réussit à instiller comme si le peintre voulait à chaque fois donner l’impression d’un retour à la nature, à son origine, aux débuts du monde. Et aussi comme en écho de la pensée du philosophe Husserl qui prônait le « retour aux choses mêmes ».
Cette volonté de revenir à l’objet et à l’aspect chaotique de la forme originale le conduit souvent à utiliser de grands formats et à appliquer brutalement la matière sur du papier ou du carton qui sera ensuite collé sur la toile.
Cette matière organique rappelle la chair et selon l’artiste : « offre une certaine aspérité à la toile. » « Je veux créer » dit-il « un lien entre la matière et la narration, comme l’encre et le texte pour un livre » (Ibid.)
C’est pourquoi la plupart des toiles de L.K. sont marouflées : une manière pour cet artiste de ressentir l’objet, le papier, la terre, l’humain… !
« Crowd 4 », 2010, 301x140 cm, Acrylique sur papier marouflé sur châssis entoilé 3D, Dyptique.
De tout cela, il résulte aussi une impression de solide et de matérialité. L’artiste retrouve les joies du Créateur (le Pater Omnipotens selon Cézanne) qui mit fin au chaos originaire. Ces matières organiques aident l’artiste à se sentir libre et créatif.
Et comme il l’affirme lui-même « cette densité de matière, acrylique, huile et papier, les couleurs et la lumière viennent soutenir le sujet » (Ibid.)
Peintre des fondements originaires et non des sensations éphémères, il cherche selon ses propres mots à « toucher une mémoire collective et une actualité inconsciente » (op.cit.).
De manière étonnante dans la série de ses toiles intitulées « Crowd », il fait vibrer les couleurs chaudes par l’emploi du bleu.
Ce bleu envahissant est utilisé comme la base de toute la sensation colorante des œuvres de cette série. Et ce n’est pas par hasard non plus si L.K. utilise cette couleur qui fait partie des trois couleurs primaires (le jaune, le rouge, le bleu) et sont considérées à juste titre comme fondamentales et génératrices.
L’omniprésence colorante est telle que le dessin et la couleur ne semblent plus distincts à telle enseigne que l’on pourrait affirmer toujours selon le même Cézanne: « Quand la couleur est sa richesse, la forme est sa plénitude. »
« Crowd 2 »,2010, 305X101 – Acrylique sur papier marouflé, châssis entoilé.
D’ailleurs en parlant justement de Cézanne, Merleau-Ponty dans son merveilleux texte intitulé « Le doute de Cézanne » comparait ce grand peintre à Frenhofer, le héros du roman de Balzac « Le Chef-d’œuvre inconnu ». Il disait notamment : « Quand Frenhofer meurt, ses amis ne trouvent qu’un chaos de couleurs, de lignes insaisissables, une muraille de peinture ».
Or, bizarrement l’œuvre de L.K. intitulée « Crowd 2 » (voir ci-dessus) fait penser à cette même muraille de peinture dont parle le philosophe. Et de manière surprenante celle-ci semble dissimuler des formes humaines derrière une forêt de lignes insaisissables ?
A l’évidence cette œuvre pourrait traduire en peinture cette « Comédie humaine » chère à Balzac. La coïncidence est troublante puisque le tableau de ce peintre fait partie de la série des « Crowd »…Crowd voulant dire la foule en français.
Certes la « Comédie humaine » que décrit L.K. est celle de son époque. Il le dit lui-même en ces termes : « Je veux m’inscrire dans mon temps, celui que je vis, tout en parlant d’hier et de demain. J’explore la vision du monde qui m’entoure, celle d’une humanité unie et séparée, concentrée et identique » (Ibid.).
Pour ce faire, il utilise un art expressif dramatique dans une facture pâteuse pour dire son angoisse et celle du moment. A ce titre il est réellement le témoin de notre monde. « Mon humanité est celle d’hommes et de femmes rassemblés dans une même expression, la peur et l’étonnement… » (Ibid.)
Bien souvent avant d’aborder la toile, il se sent plus à l’aise dans les dessins où il recherche la liberté du trait et n’a pas peur d’un accident bien au contraire !
Le dessin c’est selon lui « une respiration » l’aidant à retourner à la toile.
Mais à l’évidence c'est le travail sur la toile qui va l’accaparer physiquement et mentalement de manière la plus totale.
Adoptant une posture presque animale, Il pose à même le sol la toile ou le papier qui sera par la suite marouflé et fait couler de la peinture du pinceau ou directement du tube ou d’une pipette de sa fabrication.
Comme pour Pollock, le « Dripping » est son mode opératoire habituel avec pour conséquence le « hasard dirigé » comme l'avait défini Max Ernst.
Déjà pour le dessin, L.K. aime expérimenter cette « terra incognita » et s'adonner aux joies du trait automatique.
Mais avec la toile, l'artiste va pouvoir, plus qu'ailleurs, aller à la conquête de terres nouvelles, « toucher une mémoire collective et une actualité inconsciente» (Ibid.) Et s'adresser à la vulnérabilité névrotique de l'homme civilisé, puisque l'humain est au centre de son travail.
Par ailleurs cette façon d’opérer accroupi, à quatre pattes, peut s’apparenter également à une cérémonie de type traditionnel comme pour réactualiser des actes créateurs effectués par les Etres divins (cf. « Le sacré et le profane » de Mircea Eliade).
Agenouillés au sol, mains par terre et bras tendus, c’est aussi de cette façon que travaillent les Indiens de l’Ouest américain lorsqu’ils réalisent leur peinture de sable.
C’est pourquoi l’on retrouve dans les créations de cet artiste comme les marques du sacré ; beaucoup de ses tableaux sont peints en transe et notamment ceux de sa série intitulés « Faces ».
Dans cette position à terre, Mircea Eliade y voit aussi le rituel de l’accouchement au sol (la humi positio), qui se rencontre un peu partout à travers le Monde dans les temps préhistoriques.
« On saisit sans peine le sens religieux de cette coutume : l’enfantement et l’accouchement sont les versions microcosmiques d’un acte exemplaire accompli par la Terre ; la mère humaine ne fait qu’imiter et répéter cet acte primordial de la Vie dans le sein de la Terre » (Le sacré et le profane, 1957, Gallimard, coll. Folio/Essais, p. 123)
Cette position symbolique d’ « accouchement » qu’adopte l’artiste pour créer ses œuvres et particulièrement celles où apparait le globe terrestre (la série des Faces) rejoint cette expérience fondamentale de l’humanité.
L’artiste ne fait qu’imiter et répéter de manière inconsciente cet acte primordial et fondateur, la création de la Terre et apparition de la Vie au sein de cette même Terre.
« Faces 2 » (2009) Diamètre 100 cm, acrylique sur papier marouflé, châssis entoilé
Avec des moyens extrêmement frustes, le peintre délivre un message. Il accomplit le mystère qui est la naissance pour en recevoir ses énergies bénéfiques et y trouver peut-être une protection maternelle ?
Toutes les composantes et les structures originaires de ce globe terrestre sont restituées par cette peinture aux couleurs puissantes, aux surfaces et aux couches épaisses.
Picturalement on pourrait qualifier cette œuvre comme le résultat d’une expression abstraite. Mais adepte d'une autre façon de voir les choses du monde, aux frontières du visible et de l’invisible, L.K. fait surgir, comme dans toutes ses créations, des formes humaines dans l’intimité de chacune de ses toiles.
L’humanité n’est donc jamais absente et souvent « les visages s’inscrivent sur la toile comme des signatures, sorte de « smileys » picturaux rehaussés d’une expression plus humaine. »
Plus loin il dit encore, « ces visages sont un clin d’œil sarcastique à la communication virtuelle d’aujourd’hui ». (Ibid.) D’où le titre de « Faces » (visages en français) donné à cette série de toiles qui prennent pourtant la forme de notre planète.
Mais effectivement l’humain y est présent puisque l’on distingue au centre de ce globe, cernée de blanc, une forme triangulaire, émaciée ressemblant étrangement à un visage humain- yeux écarquillés, bouche ouverte - traité à la manière de l’art brut d’un Dubuffet.
La narration de L.K. reste selon son propre aveu « figurative dans l’abstrait » et cela d’une manière complètement instinctive.
Mais au-delà d’une simple figuration, ce peintre a voulu nous montrer l’humain englué dans les interconnexions du nouvel espace mondialisé.
Et pour le restituer en peinture, il utilise la nervosité de son écriture, inspirée des graffitis et des dessins réalisés sur les murs de nos villes.
Une trame de couleurs, vives, rayonnantes, d’une étonnante densité, permettent d’impulser un rythme effréné de type électrique, à l’image des connexions de la toile d’araignée du net.
Ce tableau inaugure le monde des liaisons, des échanges propres à notre nouveau cadre de vie inauguré par la mondialisation, la terre ne devenant plus qu’un vaste village dans lequel l’homme, hélas, n’occupe plus la place centrale. Lui-même devenant presque invisible comme cette figure triangulaire qui surgit avec difficulté de l’oeuvre !
D’ailleurs la pertinence du message véhiculé par l’œuvre de l’artiste n’a pas échappé à la Rédaction du Journal « Le Monde diplomatique » puisque celle-ci pour illustrer un article d’André Bellon de juin 2010 (« Le puzzle des alliances naissantes ») n’a pas hésité à insérer « Face 2 » (voir ci-dessous)
C’est pourquoi le peintre se sert de la peinture dans le seul espoir d’éveiller les consciences, puisque lui-même fait ce constat amer : « Abreuvés d’images brutales et numérisées, nous sommes aujourd’hui dans l’incapacité d’en être véritablement émus, de les retenir même. » (Ibid.)
« Crowd 7 », 2011, 150 x 95 cm / Acrylique, papier collé sur châssis entoilé.
Dans l’une de ses toiles les plus récentes réalisées en 2011 (ci-dessus « Crowd 7 »), de nouveaux visages apparaissent encore plus terrifiants. A la place des yeux, on découvre des trous d’orbites grands ouverts et des visages qui s’apparentent plus à des têtes de squelettes disposées anarchiquement dans une nécropole !
A l’exemple d’un Willem De Kooning, L.K. visualise par l’acte pictural des scènes angoissantes par des tableaux figuratifs au désarroi.
Tout l’art de ce peintre c’est de restituer par la richesse des formes et d’attitudes expressives et par la force de la couleur (le bleu en l’occurrence), une narration prégnante qui force l’attention et une certaine admiration malgré la dureté du spectacle.
Il manifeste aussi d’une certaine façon un savoir de l’invisible qu’il réussit à matérialiser par et pour l’image et c’est là peut-être que L.K. puise sa dimension tragique.
« Répression », 2011, 65x50 cm, pastels à l'écu, crayon de cire, crayon de couleur sur papier.
Dans ses dessins récents (2011), on y découvre également ce même climat de désarroi avec toujours une monde de formes et de couleurs en perpétuel conflit.
Mais ici son travail du dessin parait plutôt enfantin. En fait, il s’agit d’ « un gribouillis obtenu non par innocence, mais au terme d’une longue et raisonnée assomption du geste.. » (H.Wallon, « Préambule, le dessin chez l’enfant », Paris, PUF, 1951, p.1)
Comme Dubuffet, L.K. retrouve cet état d’enfant et entre en résonance avec un passé qui le compose.
Le geste qu’il retrouve est à son origine là où la scission du dessin et de l’écriture ne serait pas encore consommée (voir R.Naville « Note sur les origines de la fonction graphique…. »).
Toujours cette volonté affichée de l’artiste d’aller « aux choses mêmes » selon l’expression déjà citée de Husserl, à l’origine de toute création, et « pour reprendre la formule du poète Henri Michaux de « crever la peau des choses » : pour montrer comment les choses se font choses et le monde se fait monde » (Michel Ribon, « Cézanne d’un siècle à l’autre », 2006, Ed. Parenthèses, p.12)
Il y a indubitablement une sorte de quête métaphysique dans le travail de ce peintre.
« Crowd 1 », 2010, 301X276 – Acrylique sur papier marouflé, châssis entoilé.
Particulièrement au contact de l'œuvre intitulée « Crowd 1 » de 2010 où l'on est saisi par une sorte d'ivresse esthétique inséparable d’une ivresse métaphysique.
Cette toile se présente comme un breuvage mystique. Les coulures d’acrylique abondent et abreuvent le papier marouflé. A telle enseigne que Cézanne lui-même disait que «la toile doit être bue».
Le tableau de L.K. nous dévoile, parmi d'autres, l’originalité de son travail . Il ne s'agit plus d'une peinture de l'anecdote, de la simple représentation des choses et des impressions mais bien d'une affaire de révélation.
Son oeuvre a la prétention de nous révéler l’invisible, l’inaccessible. Cet artiste est en quête d’Absolu.Il veut divulguer l'Absolu de l'être qui sourd puissamment de cette matière qui compose sa peinture.
D'ou sa prédilection pour le spectacle d'êtres étranges qui hantent en permanence ses œuvres.
C'est pourquoi, il est proche de ce Frenhofer, du roman de Balzac déjà cité précédemment et qui était également incompris dans son impossible quête de l'absolu. D'où la nécessité pour L.K. de faire sienne cette formule cézannienne: «d'écrire en peinture ce qui n'est pas encore peint et le rendre absolument »
Christian Schmitt, le 24 octobre 2011.
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