Adel Abdessemed

Adel Abdessemed: le paradoxe de l'art contemporain.

Adel abdessemed le paradoxe de l art contemporain m183756 1

 

Par Olivier Cena de Télérama

 

Ça ressemble à une sculpture. Elle ­occupe le centre de la galerie. Elle ­scintille sous les spots lumineux. On devine, de loin, qu'une matière métallique la compose — de l'acier sans doute. Elle représente deux hommes. L'un est à genoux, la tête penchée, le cou offert. L'autre, debout, d'une main tient la tête du premier et de l'autre main brandit un couteau à lame courbe.

Cette scène d'égorgement se rapporte à l'actualité récente, aux ­agissements criminels du groupe ­d'islamistes radicaux Daesh en Syrie et en Irak. L'artiste franco-algérien Adel Abdessemed en est l'auteur — ou plutôt le concepteur puisque la matière de l'oeuvre se révèle être un agrégat de lames de cutter soudé par un ouvrier spécialisé.

La sculpture, meilleure amie de l'art contemporain ?

Il y a quelques années, de brillants prévisionnistes annonçaient la mort de la sculpture — certains prévoyant même qu'elle serait remplacée par la photographie. Or la sculpture — ou le « volume », comme on l'appelle dans les écoles des beaux-arts — est omniprésente. Elle est le support privilégié des grands artistes de la variété conceptuelle : Jeff Koons, Damien Hirst, Wim Delvoye, Takashi Mura­kami ou Maurizio Cattelan.

Grâce à sa présence physique dans l'espace, elle masque la banalité de l'idée qui en est l'origine — la même idée peinte passerait pour une illustration. Bien sûr, la réalisation est déléguée à des artisans (parfois à une machine), mais ce que le spectateur voit, ce que le collectionneur achète est bien un objet en volume reconnu comme une sculpture. Quelques dessins hâtifs de l'oeuvre future complètent souvent ce qu'il est convenu de nommer le dispositif.

Un cas d'école

En ce qui concerne le dispositif, Adel Abdessemed est un cas d'école, une perfection de soumission au ­marché et à ses codes. Il fait et fait faire exactement ce que l'on (on : les ­marchands, les collectionneurs professionnels et, dans leur sillage, les institutions) attend d'un artiste contemporain. Il réalise des vidéos, prend des photos, griffonne des esquisses au fusain, fait fabriquer des sculptures, conçoit des bas-reliefs en marbre réalisés (par une machine ?) à partir de photographies de presse et surfe sur l'actualité, car on (on : toujours les mêmes) n'imagine pas une oeuvre d'art sans un solide sujet (une histoire, un récit, etc.) qui permette d'en dire deux mots. Ainsi se définit l'académisme contemporain qui, comme tous les académismes, confond la ­valeur esthétique d'une oeuvre avec « la conformité à des règles en usage et des conventions » (1) .

D'aucuns trouveront la scène d'égorgement d'un opportunisme macabre et grossier, d'autres d'une rare bêtise, d'autres encore y verront une véritable dénonciation de l'islam ra­dical — comme pour Jeff Koons, il convient de savoir la nature exacte de ce que l'on regarde. Abdessemed, lui, veut « remettre en question le positionnement du créateur dans le monde ».

 D'une certaine façon, il le fait. Il obéit à ce que l'écrivain Christian Salmon appelle « le nouvel ordre narratif ». Son récit, qu'il soit politique (ici l'égor­gement), social, ou financier (le prix des oeuvres), prend toute la place. Il ­nivelle. En politique et en économie, le récit remplace l'idéologie — il « formate les esprits », dit encore Salmon ; en art, il masque l'absence de vie. Singeant la sculpture, le volume est ici son support, un objet mort, seul réceptacle susceptible de l'accueillir.

Nous sommes priés de ne pas penser, de ne pas nous émerveiller et de demeurer à la surface des choses. Après quarante-huit ans d'existence, la galerie Yvon Lambert ferme avec ces oeuvres-là. Elle aurait pu, compte tenu de son ­histoire, s'imaginer une fin plus éblouissante.

(1) Dialogue avec le visible, de René Huyghe, Flammarion, 1955.

16012013 dscf4682

 Adel  Abdessemed