Cézanne et l'art pommesque

 

Nature morte avec pommes, 1893-1894 (NR 770)

(voir également les articles:http://lenouveaucenacle.fr/cezanne-et-sa-quete-de-letre-serie-1-lart-pommesque, et  http://lenouveaucenacle.fr/cezanne-et-sa-quete-de-letre-serie-2-la-montagne-sainte-victoire , et http://lenouveaucenacle.fr/cezanne-et-sa-quete-de-letre-serie-3-les-baigneurs-et-les-baigneuses )

Parmi ses premières « obsessions picturales », ce sont ces natures mortes et notamment les pommes pour signifier sa nouvelle conquête picturale.

Il met à l’honneur ce genre pictural qui est délaissé au XIXe siècle. D’après le catalogue établi par John REWALD (The painting of Paul Cézanne, A Catalogue raisonné, New York, Harry N.Abrams, 1996), on compte presque 200 natures mortes qui représentent presque 20% de ses œuvres peintes sur environ 1000 œuvres ;

Cette façon originale de mettre en valeur un genre pictural qui apparaît à son époque comme un mode mineur traduit bien le souci du peintre de renouer avec une tradition ancienne.

Sans remonter à l’Antiquité où la nature morte était certes amplement utilisée comme objet pictural, mais demeurait toujours un art mineur par rapport aux représentations des dieux et des héros. 

En fait sa vraie filiation est à trouver chez Chardin, le spécialiste de génie de la nature morte. Comme lui il va réhabiliter ce genre pictural et ce qu’écrivent les Goncourt en 1863 sur Chardin peut étonnamment s’appliquer à Cézanne : 

« Il a élevé ce genre secondaire aux plus hautes comme aux plus merveilleuses conditions de l’art. Et jamais peut-être l’enchantement de la peinture matérielle, touchant aux choses sans intérêt, les transfigurant par la magie du rendu, ne fut poussé plus loin chez lui. » (Cézanne d’un siècle à l’autre, Editions Parenthèses,2006, p.67) 

Et Rilke a compris cette filiation lui qui fait ce parallèle avec l’illustre peintre du XVIIIe siècle. : 

« D’une manière plus générale, c’est encore là Chardin l’intermédiaire ; déjà ses fruits ne pensent plus au repas, ils sont épars sur des tables de cuisine et se soucient peu d’être mangés avec élégance. Chez Cézanne, ils perdent tout caractère comestible, tant ils ont pris réalité de chose, tant leur présence têtue les rend indestructibles » (Lettres sur Cézanne, 8 octobre 1907)

Cet attrait pour Chardin est d’abord donné par la couleur, ce bleu de Chardin qui chez Cézanne cesse d’avoir une signification accessoire pour l’ériger comme la solidité picturale de sa toile. 

Ainsi pour Cézanne, l’important n’est pas tant les objets eux-mêmes que la façon qu’il a de disposer des coloris et des formes sur la toile.

Mieux que quiconque les fruits ronds (poires, pêches, pommes…) l’aident à révéler des formes et des volumes grâce à l’harmonie des couleurs et cela sans recourir aux contours et aux ombres. 

Il veut installer un nouveau plan de réalité. En extrayant les choses les plus simples de leur réalité, il peut concrétiser par la peinture sur une surface plane ses conceptions sur la profondeur, la consistance et la pesanteur. 

C’est pourquoi sa peinture inflige aux objets des distorsions d’une rare violence au niveau de la perspective et cela dans le seul but de suggérer une profondeur spatiale. Souvent on a l’impression de regarder d’en haut certains fruits alors que l’avant du tableau parait se trouver à même hauteur. 

Il joue de cette double perspective pour montrer le caractère bidimensionnel de la surface du tableau. 

Et sa façon de bousculer la perspective conduit à restituer une vie à ces natures appelées à tort mortes. Ces fruits bougent, circulent et sont prêts parfois à s’extraire de la toile elle-même ! 

Ses compositions se présentent selon une mise en scène digne d’une représentation théâtrale. Le peintre fait alterner des fruits les plus divers (pommes, cerises, poires, pêches…) avec des objets tels que pichets, pots ou assiettes et pour rehausser le tout il dresse le plus souvent sur la table une nappe avec un beau drapé. 

Cette mise en scène l’obligeait à préparer soigneusement chaque détail comme le relate le jeune peintre Le Bail : 

« La serviette a été drapée à peine sur la table, avec un goût inné, puis Cézanne a placé les pêches, en opposant les tons les uns aux autres, faisant vibrer les complémentaires, les verts aux rouges, les jaunes aux bleus, penchant, inclinant, équilibrant les fruits comme il voulait que ce soit, se servant pour cela de pièces d’un sou ou de deux sous. Il y apportait un très grand soin et beaucoup de précautions, on devinait que c’était pour lui un régal de l’œil. »

Mais en choisissant souvent la pomme, le peintre échappe en quelque sorte au temps et à l’espace, ce fruit qui ne flétrit que lentement, lui permet alors d’installer une réalité dans la durée face à la dégradation et à la mort.

Et comme la forme et les couleurs de la pomme ne changent pas d’une séance à l’autre, ce fruit lui permet de « s’accrocher à l’immutabilité de la nature des choses, à la consistance de leur être, bref à la nature de la nature : tel est le classicisme etshétique et métaphysique de Cézanne » (Michel Ribon, Cézanne d’un siècle à l’autre, Editions Parenthèses 2006, p.19) 

C’est pourquoi l’expression « peintre des pommes » utilisée pour la première fois par Thaddée Natanson (Revue Blanche, 1° déc.1895) en parlant de Cézanne, résonne comme l’aveu de cette nouvelle conquête picturale. Cézanne est devenu le maître incontesté de ce genre pictural.

Déjà en 1891, Huysmans avait remarqué ces « pommes brutales, frustes, maçonnées avec une truelle, rebroussés par des roulis de pouce, bourdage furieux de vermillon et de jaune, de vert et de bleu » (Huysmans, Joris-Karl, « Paul Cézanne », La Plume, 1° septembre 1891). 

Cézanne lui-même avoue non sans une certaine fierté : « Avec une pomme, je veux étonner Paris » (Propos rapporté par Gustave Geoffroy, in Claude Monet, sa vie, son temps, son œuvre, Paris 1922, repris dans Doran, Conversations avec Cézanne, p.4) 

Mais derrière cette conquête picturale, il faut y voir également son histoire personnelle. 

La pomme vient lui rappeler son ami d’enfance Zola. Au Collège Bourbon, il le défendit lors d’une querelle entre élèves de cet établissement. Lui le plus costaud, réussit à le protéger face à l’hostilité de ces jeunes provençaux vis-à-vis de cet « étranger » venu de Paris. 

En remerciement, Zola lui offrit des pommes. Ainsi la pomme est devenue « une pomme d’amitié » et la célébration de cet événement devient hautement symbolique pour le peintre.

Ainsi très tôt Cézanne s’exercera dans le genre des natures mortes et on peut remonter même à sa période dite « couillarde » pour retrouver ses premières compositions.

 

Christian Schmitt

 

 

Sucrier, poires et tasse bleue, 1865-1866 ( NR 93) 

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