Le frère Marie-Alain COUTURIER
Le moine qui fit entrer Matisse et Chagall dans les églises (*)
Assy en Haute-Savoie. Derrière la façade décorée par Fernand Léger, des œuvres de Matisse, Bonnard, Richier…
Féru d'art moderne, le frère Marie-Alain Couturier s'est battu pour qu'il ait droit de cité dans les églises. L'expo sur le vitrail contemporain de la Cité de l'architecture et du patrimoine, à Paris, rend hommage à son combat d'avant-garde.
« Ce que l'Eglise attend du vitrail [...], c'est de faire que la lumière du jour ne vienne pas troubler notre "lumière intérieure", qu'elle vienne l'envelopper, la protéger, la favoriser, l'enrichir. » Belle entrée en matière pour une exposition sur le vitrail contemporain, actuellement à la Cité de l'architecture et du patrimoine, à Paris.
Ces quelques mots, extraits de la revue L'Art sacré publiée dans l'immédiat après-guerre, nous interrogent aussi sur leur auteur, dont un portrait, signé Doisneau, daté de 1946, accueille ici le visiteur. Pris de face, il tourne la tête pour capter notre regard. Son habit, une longue et ample robe noire, dit qu'il est moine. Devant lui, des plans d'architecte qu'il plaque contre le mur. Son nom : Marie-Alain Couturier (1897-1954), frère dominicain, grand ami des artistes.
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Ou, plus exactement, fervent défenseur de l'art moderne, seul capable selon lui de ramener de la spiritualité dans les églises. « Depuis Delacroix décorant la chapelle des Anges à Saint-Sulpice, il n'y a plus eu une commande à de vrais artistes »,déplore-t-il. Dans son Journal (1) , il enfonce le clou : « L'Eglise a l'art qu'elle mérite. [...]
L'art de Saint-Sulpice, de Lourdes, de Lisieux, de Fourvière répond exactement à ce qu'aimaient cardinaux, évêques et prêtres. Cet art porte sur l'état réel de la chrétienté européenne un témoignage accablant. »
Peintre et moine
Né en 1897 à Montbrison (Loire) dans une famille de minotiers, celui qui s'appelait encore Pierre Couturier découvre la peinture alors que, blessé sur le front en 1917, il est en convalescence à Pau. Deux ans plus tard, il monte à Paris, s'inscrit à l'atelier de la Grande Chaumière, suit les cours du très chrétien Maurice Denis (1870-1943), peint beaucoup, réalise bientôt ses premiers vitraux.
Profondément croyant, il choisit la vie monastique en 1925. Ce qui ne l'empêche pas de continuer à peindre, même s'il se rend vite compte que son oeuvre, honorable, ne bousculera pas l'histoire de l'art. Ce sont les géants qui l'intéressent.
Ces artistes transcendés par leur création qu'il interpelle dans les colonnes de L'Art sacré. Parti en 1939 pour prêcher le carême à la paroisse française de New York, Marie-Alain Couturier s'y retrouve bloqué tout le temps de la guerre.
Il rencontre là-bas Chagall, l'ami écorché qui, deux à trois fois par jour, « pense à se suicider », Dalí, qui l'amuse, et surtout Fernand Léger, qui le convertit à l'abstraction, un mode d'expression jusqu'alors rejeté par l'Eglise.
De retour en France, Couturier réussit à convaincre le curé des Bréseux (Jura) de remplacer les vitraux de sa petite église du XVIIIe – soufflés lors d'un bombardement – par des œuvres abstraites signées Alfred Manessier, l'une bleue pour évoquer les sapins, l'autre dorée en référence aux forêts de hêtres. Une première dans un monument classé !
“Il vaut mieux s'adresser à des hommes de génie sans la foi qu'à des croyants sans talent”
En 1950, dans un article intitulé « Aux grands hommes les grandes choses », notre moine-soldat de l'art enfourche un autre cheval de bataille : « Cent vingt églises ont pu être bâties autour de Paris sans qu'un seul des grands architectes français, respectés du monde entier, ait été seulement consulté. »
Il ose : « Il vaut mieux s'adresser à des hommes de génie sans la foi qu'à des croyants sans talent », et va derechef trouver cet athée d'origine protestante de Le Corbusier pour le convaincre de construire la chapelle de Ronchamp (Doubs). André Wogensky, son collaborateur, assiste à la rencontre. Il raconte l'échange, plutôt vif (2) .
Le Corbusier : « Je n'ai pas le droit ! Prenez un architecte catholique. » Couturier : « Mais, Le Corbusier, je m'en fous que vous ne soyez pas catholique. Il nous faut un grand artiste, et l'intensité esthétique, la beauté que vous allez faire éprouver va permettre à ceux qui ont la foi de retrouver ce qu'ils viennent chercher.
Il y aura convergence de l'art et de la spiritualité, et vous atteindrez beaucoup mieux notre but que si nous demandions à un architecte catholique : il se croirait obligé de faire une copie des anciennes églises. »
Une chapelle aux airs de musée
Corbu n'était pas sa première prise. C'est ce que dit aussi la photo de Doisneau. Les plans que montre Couturier sont ceux d'une autre chapelle, construite à Assy, en Haute-Savoie, entre 1938 et 1946, par Maurice Novarina, jeune architecte savoyard.
Sous ses dehors de gros chalet flanqué d'un clocher de pierre, l'église Notre-Dame-de-Toute-Grâce recèle un véritable florilège de la création artistique de l'époque. Au fronton, une mosaïque de Fernand Léger.
A l'intérieur, les vitraux signés Georges Rouault répondent à ceux de Jean Bazaine, tandis qu'à gauche de la nef l'autel conçu par Henri Matisse fait écho à celui, sur le côté droit, de Pierre Bonnard. Le baptistère est dû à Marc Chagall.
Dans le chœur, sous une tapisserie de Jean Lurçat, se dresse un Christ fondu par Germaine Richier. Aujourd'hui bien à sa place, cette sculpture, jugée iconoclaste par l'évêque d'Annecy, passa vingt ans dans un placard de la sacristie.
Le père Couturier, qui annonce par sa démarche oecuménique les ouvertures du concile Vatican II, se heurte plus d'une fois à sa hiérarchie...
“Le dieu des artistes, c'est leur art”, Marie-Alain Couturier
De santé fragile, Marie-Alain Couturier s'éteint le 9 février 1954, à 57 ans. Le monde de l'art perd plus qu'un commanditaire éclairé. Un ami bienveillant qui sait la douleur de la création : « Le dieu des artistes, avait-il écrit avant guerre, c'est leur art [...]. Ce dieu-là n'est pas secourable, c'est un dieu qui vit d'eux et s'évanouit quand ils auraient besoin de lui.
Il les laisse avec leurs blessures et cette grande faim de l'absolu qu'aucune beauté n'apaise jamais tout à fait. » Mais l'Eglise aussi, voit partir un de ses grands inspirateurs, comme le déplore le père Régamey, avec qui il partageait la direction de L'Art sacré : « Une des obligations majeures qu'il nous impose est de poursuivre sa tâche.
Comment, alors [...] que sans lui nous risquons soit de céder de nouveau aux facilités que lui seul nous a interdites, soit de nous raidir dans la fidélité à ses nécessaires intransigeances ? »
(1) Se garder libre, Journal (1947-1954), éd. du Cerf, 1961.
(2) Les Mains de Le Corbusier, d'André Wogensky, éd. du Moniteur, 2006.
( *Article de Télérama par Luc Le Chatelier publié le 13/09/2015)