KHEDER, par LA VIE
Article de LAURENCE DESJOYAUX , journaliste de l'hebdomadaire LA VIE publié le 02/06/2017
Les œuvres de Kheder Haji Daham, artiste yézidi réfugié en France, sont exposées à la cathédrale de Metz jusqu’au 11 juin. Elles témoignent de la tragédie du peuple Yézidi, victime du dernier génocide moderne.
Au centre d’une toile saturée d’angoisse, une femme, le visage cireux, pousse un cri déformant sa bouche. Déjà, il est trop tard. Une bête immonde a happé son bras qui ne pourra bientôt plus protéger l’enfant qu’elle porte. Installées dans une chapelle latérale de la cathédrale de Metz, les œuvres de Kheder Haji Daham, artiste irakien de 45 ans, projettent le visiteur dans un enfer : celui du peuple yézidi, victime du dernier génocide moderne.
Le 3 août 2014, Daech s’emparait de la région de Sinjar où vivaient 300.000 membres de cette communauté. Des « adorateurs de Satan » selon les djihadistes qui font tout pour les éradiquer.
« Rien qu’à Kojo, un petit village, ils ont tué 700 personnes en un jour, souffle Kheder. Ils ont enlevés des milliers de femmes, de filles et de jeunes garçons. Ceux qui ont réussi à s’enfuir ont raconté les horreurs qu’ils ont subies. C’est indicible. »
L’expressionnisme du peintre laisse entrevoir le pire. Un fœtus au bout d’une épée, des morts dévorés par des monstres aux yeux fous, des flammes, du sang. « J’essaye de faire ressentir la chaleur qu’il faisait ce jour-là, 50 degrés en plein mois d’août, décrypte Kheder dont les longs doigts parcourent la toile. Ce que j’ai vu, je ne peux pas l’oublier. »
Ceux qui ont réussi à s’enfuir ont raconté les horreurs qu’ils ont subies. C’est indicible. Ce que j’ai vu, je ne peux pas l’oublier.
La souffrance et l’exode, pourtant, l’Irakien aux yeux sombres les connaît bien. Quelques années après sa naissance à Bara, dans la province de Sinjar, en Irak, sa famille fuit les troubles qui secouent la région. « J’avais 4 ans, j’ai le souvenir d’une longue marche, de l’attente dans une petite maison avant de passer la frontière. Je pleurais, répétant que je ne voulais pas quitter le village. »
Dans le bourg d’Al Holl,en Syrie voisine, la famille de Kheder refait sa vie petit à petit entourée d’oncles et de cousins, tous réfugiés comme eux.
C’est le temps des jardins, des forêts et de la rivière. Kheder est déjà un artiste. « Je n’ai pas appris, c’était en moi », s’exclame-t-il. Ses parents peinent à joindre les deux bouts, alors tout est prétexte à la création. Pendant que les autres jouent à la rivière, le jeune garçon sculpte la glaise : des oiseaux, des chameaux, des moutons.
Dans la forêt, il lisse un coin de sol et dessine au couteau. « Le vent passait et je recommençais », se souvient-il. Frustré de ne pas pouvoir déployer pleinement ses talents, il se met écrire des poèmes. « C’est un artiste total, quelqu’un d’habité qui travaille sans cesse », résume Christian Schmitt, figure du milieu des arts de la ville de Metz qui est devenu son agent artistique et essaye de le faire connaître.
En Syrie, Kheder se marie et le foyer s’agrandit pour accueillir six enfants, aujourd’hui âgés de 18 à 25 ans. La charge d’une famille ne lui a jamais fait abandonner ses pinceaux, bien au contraire. Pour arrondir ses fins de mois, lui qui déteste la copie offre ses services à qui veut.
Sollicité par le clergé local, il habille de grandes fresques sur la vie de Jésus les murs d’une église. « À l’époque, il n’y avait pas de problème entre les communautés en Syrie, témoigne-t-il. J’avais des amis de toutes religions, kurdes ou arabes. » Dans ce climat de paix, ses œuvres, pourtant, sont déjà marquées par la violence, comme un pressentiment. « Le peuple yézidi avait déjà subi 73 génocides au cours de sa longue histoire. Je me suis toujours dit qu’il allait arriver à nouveau quelque chose. »
Le peuple yézidi avait déjà subi 73 génocides au cours de sa longue histoire.
C’est d’abord la guerre en Syrie que la famille prend de plein fouet. Depuis 2011, la situation se dégrade. Des groupes terroristes multiplient attentats et enlèvements. Ceux qui ne peuvent payer la rançon sont égorgés. Des dizaines de familles yézidis qui avaient quitté l’Irak à la fin des années 1970 décident de reprendre le chemin inverse. Mais on n’échappe pas si facilement aux griffes de la bête. Et en 2014, le piège se referme sur les centaines de milliers de yézidis de Sinjar.
Peut-on encore croire en Dieu – les Yézidis sont monothéistes – alors que chaque jour où presque on découvre des charniers dans cette région progressivement libérée de Daech ? Kheder marque une pause. « Pour moi, Dieu est l’auteur du bien. Et je ne peux pas juger pourquoi il ne nous a pas protégé du mal. Il fait son travail, et moi, j’essaye de faire le mien. »
Réfugié en France, à Forbach, depuis la fin de l’année 2014, l’artiste s’est donné pour mission de faire connaître la tragédie de son peuple. « Depuis trois ans, des Yézidis sont retenus par Daech. Ceux qui y ont échappé vivent dans des camps dans des conditions terribles, ils ne sont pas protégés, s’insurge Kheder. L’art pour l’art, cela ne sert à rien. Il faut montrer pour que les choses changent. »
Frustré par la barrière de la langue et par les limites de son traducteur, il finit par sortir son téléphone portable et taper quelques mots en kurde. La traduction automatique fait son œuvre : « Je suis un révolutionnaire. »
Ce que je crois
L’art ne sert à rien s’il ne porte pas un message.
Passé
1972 Naissance à Bara (Irak)
1976 Exode en Syrie
2013 Retourne en Irak, chassé par la guerre en Syrie
2014 Génocide des Yézidis par Daech, se réfugie en France
Présent
Expose ses œuvre à la cathédrale de Metz jusqu’au 11 juin
Futur
Espère être exposé dans d’autres lieux pour faire connaître le sort de son peuple en Irak