METZ | PATRIMOINE- RL du 22/08/2019
Le jour où j’ai pris un café avec Jean Cocteau chez Picasso
Âgé aujourd’hui de 94 ans, Jean Dedieu participa activement à la venue de Jean Cocteau à Metz. L’architecte rencontre l’artiste par hasard chez Picasso, alors au faîte de sa gloire. Ensemble, ils scelleront un pacte au-delà de la mort. Le poète lui confiera la réalisation de son œuvre testamentaire : les vitraux de l’église Saint-Maximin. Drôle de rencontre.
Jean Cocteau et le jeune architecte Jean Dedieu
À l’exception de quelques initiés, le grand public ignore tout de votre rôle dans la venue du poète et académicien Jean Cocteau à Metz. C’est pourtant grâce à votre implication que la ville possède l’un des plus beaux ensembles de vitraux signés de la main de l’artiste. Comment en êtes-vous arrivé à travailler avec lui, voire pour lui ?
Jean Dedieu, architecte : « Il faut remonter loin… Dans les années 50, je travaillais essentiellement comme dessinateur pour différents cabinets d’architectes, dont celui de Robert Renard, Architecte en chef des Monuments historiques.
Après-guerre, il s’occupait de reconstruction et de restauration dans deux départements, les Ardennes et la Moselle. Il avait ainsi différents chantiers en cours, dont Metz. C’est dans ce contexte professionnel que j’ai fait la connaissance, totalement par hasard, du peintre René Dürrbach sur une plage de Cavalaire-sur-Mer où je faisais du camping. On a mangé des oursins ensemble, puis on s’est revu et on a eu une discussion sur mon métier.
C’est là qu’il m’a dit les « les Monuments historiques ne font que des conneries ! ». Je lui ai demandé pourquoi ? Il m’a répondu : « Dès que vous faites un vitrail, vous prenez n’importe qui, vous faites n’importe quoi… Prenez des gens de notre temps, des gens comme Villon ou Chagall… » J’ai trouvé ça très intelligent. J’en ai parlé à Renard. On est tombé d’accord sur le principe.
C’est comme ça que Villon et Chagall ont fait les vitraux de la cathédrale Saint-Etienne de Metz. Tout le monde a trouvé cela formidable, donc, on a continué. »
Et c’est encore Dürrbach qui vous met en contact avec Cocteau…
« Lui connaissait Picasso. Il l’a appelé et m’a obtenu un rendez-vous. Picasso et Léger avaient été refusés par le clergé à la cathédrale parce qu’ils étaient communistes.
Par contre, nous avions la possibilité de proposer à Picasso la basilique Notre-Dame-d’Espérance de Charleville-Mézières.
En 1957, ou en 1958, je me suis présenté à la porte de la villa de Pablo Picasso à Cannes, la Californie, pour lui remettre les dessins de l’église de Charleville. Il y avait une soixantaine de fenêtres qui seront finalement confiées à Dürrbach.
Jacqueline m’a ouvert. Picasso s’est avancé. Il m’a demandé de poser le rouleau de dessins sans y prêter attention et m’a dit d’aller prendre un café avec une quinzaine de ses invités qui terminaient de déjeuner.
Ensuite, je ne l’ai plus revu. C’est là que j’ai aperçu Jean Cocteau parmi les convives. Voyant que je le reconnaissais, il est venu vers moi et m’a dit, textuellement : « Moi aussi j’aimerais bien faire des vitraux avec vous. » Simplement. »
Simplement, certes, mais cet échange bref est pour vous et pour Metz, décisif…
« Sans cette rencontre fortuite, on n’aurait pas fait les propositions que l’on a faites ensuite aux Monuments historiques. D’abord, l’idée avait été de le faire venir dans la cathédrale de Metz. Dans une fenêtre du transept nord. Ça a fait presque un scandale.
Le clergé a dit « non » et, en commission des Monuments historiques, l’un des membres a dit, et je sais qui l’a dit : « On ne peut pas confier des vitraux à un « petit maître ». »
Renard en a fait part à Jean Cocteau. Sa réponse, que j’ai conservée et encadrée, a été cinglante. André Malraux (ministre de la Culture à l’époque) s’en est mêlé et est intervenu pour donner l’église Saint-Maximin à Cocteau. »
Nous sommes alors en 1961-1962, c’est-là que débute votre collaboration qui durera jusqu’à la mort de Jean Cocteau le 11 octobre 1963 ?
« Quand on a lui annoncé cela, Cocteau m’a dit, « il faut m’aider ». Comme je faisais de la peinture, il est venu chez moi, dans mon logement HLM, pour voir ce que je faisais.
Ça a semblé lui convenir et nous nous sommes mis au travail. De son vivant, on a fait sept fenêtres. Il s’agissait de petits dessins qui faisaient 25 centimètres de haut.
Il a fallu les agrandir en taille réelle. Cocteau a pu corriger les deux premières. Après sa mort, il restait sept fenêtres à réaliser. On m’a transmis ses dessins, il y en avait une quarantaine.
Je me suis débrouillé avec pour finir son œuvre sans chercher à faire une composition de l’ensemble. Avec l’expérience des premières fenêtres, je savais ce qu’il fallait faire et ne pas faire.
Pour les couleurs, j’ai respecté celles qu’il avait choisies pour les précédentes fenêtres. Je prenais deux jours par semaine pour travailler sur ce projet. »
Quel souvenir gardez-vous de cette proximité avec lui ?
« J’étais tellement passionné par ce travail que je n’ai même pas pensé à me faire payer. Jean Cocteau était quelqu’un de délicieux. On avait des conversations marrantes. On se retrouvait dans sa maison de Milly-la-Forêt.
Quand je venais avec les panneaux, on les posait parterre et il me disait « là on va mettre un peu plus de blanc » ou « est-ce tu crois qu’il faut mettre le plomb là ? ». On déjeunait toujours rapidement. On passait des journées chez lui, comme ça.
La dernière fois que je l’ai vu, c’était à quelques jours de son décès. Nous étions ensemble à travailler à la remise en place des couleurs sur la deuxième fenêtre, celle de l’Homme aux bras levés.
Maquette de "l'homme aux bras levés" photo Arnaud Bantquin)
Il a fait un malaise devant moi. Il était dans sa fameuse robe de chambre blanche. Je l’ai vu vaciller. Il s’est assis en tombant. Son compagnon est venu le soutenir et l’a emmené. C’est ma dernière vision de Cocteau. »
Recueilli par Thierry FEDRIGO