Cocteau, l'alchimiste
Cocteau, l'alchimiste des vitraux de Metz
(voir le film documentaire Je décalque l'invisible qui illustre bien le côté alchimiste de Jean Cocteau https://youtu.be/mZ4B3zwAbyI )
Parler de Jean Cocteau comme d’un alchimiste peut surprendre.
Pourtant certains critiques n’ont pas hésité d’affirmer que ce poète accomplissait par son art une véritable oeuvre alchimique.
Parmi eux, Charline Sacks, tentant d’analyser sa pièce de théâtre « Orphée » de 1925, va établir « comment Orphée peut être considéré comme une oeuvre alchimique où la prima materia subira les transformations nécessaires pour atteindre la pierre philosophale ».
Mais avant d’aborder plus en avant ce lien alchimique avec Cocteau, que peut-on dire au juste de cette discipline ?
L’alchimie est très ancienne car elle a pris naissance à l’aube de l’humanité, dans des civilisations les plus prestigieuses, tout particulièrement en Egypte et en Grèce.
Cependant de tout temps, elle traîne aussi une réputation équivoque.
Tantôt condamnée comme relevant de la magie ou de la sorcellerie, tantôt glorifiée comme une réalisation d’inspiration divine.
Traditionnellement on la définit comme un art de la transmutation dont la résolution est de convertir des métaux vils en métaux nobles que sont l’or et l’argent.
En fait la définition elle-même en l’interprétant à la lettre peut déjà conduire à de l’incompréhension, car on risque de se méprendre sur le but réel de cette discipline.
En effet au lieu d’une réalité purement matérielle qui serait d’obtenir un métal précieux, l’alchimie s’intéresse en réalité bien plus à « l’or philosophal », un projet plutôt d’ordre spirituel, capable de « transmuer » l’être humain.
Certes, pour réaliser un tel dessein, l’alchimie a besoin d’imiter la nature qui dispose de tout ce qui est nécessaire pour accomplir les plus belles choses.
A son exemple, elle cherche la matière première présente en toute chose pour ensuite la purifier afin de devenir la pierre philosophale.
Et pour réaliser cet objectif, elle se place au début de la création, dans le chaos originel afin de trouver la matière initiale, la matière première qui est à l’origine du Grand Tout.
Le soufre et le mercure
Selon Geber l’alchimiste arabe connu également sous le nom d’Abu Musa Jabir ibn Hayyan (721- 815), les métaux se composent de deux principes:
- le soufre symbolisé comme un élément mâle, actif et fixe,
- ainsi que le mercure symbolisé comme un élément féminin, passif et volatil
A noter toutefois et dans le but d’éviter toute confusion, les mots « soufre » et « mercure » ne font pas référence ici aux composés chimiques , mais bien à des principes , des qualités opposées qui sont présentes dans chaque corps.
La matière première est donc composée de ces deux principes à la fois opposés et complémentaires.
C’est la raison pour laquelle, on la représente souvent sous la forme d’un androgyne primordial, l’Adam originel de la Bible d’avant la création d’Eve.
Qui plus est, comme cette représentation s’apparente à l’or philosophal, on la symbolise volontiers sous les traits d’un androgyne couronné.
Rien d’étonnant alors que cet étrange personnage figure en bonne place parmi ceux réalisés par Cocteau dans l’église Saint-Maximin de Metz ! On le découvre plus précisément dans le choeur de l’église, juste derrière l’autel, dans la fenêtre absidiale centrale comme participant au thème de l’homme aux bras levés.
Cocteau, en plus d’incarner un chaman qui remercie les dieux en proclamant: « J’ai atteint le ciel. Je suis immortel », fait coexister, en fait, dans la même verrière deux êtres sous des formes schématiques. Ceux-ci s’avèrent à la fois complémentaires et identiques, puisque tous deux lèvent leurs bras de manière quasiment similaire en direction du ciel.
L’un est situé dans le bas de la fenêtre, dévoilant uniquement la partie supérieure de son corps, alors que l’autre personnage que l’on découvre juste au-dessus apparaît avec l’intégralité de ses membres (inférieurs et supérieurs).
C’est d’ailleurs ce dernier personnage qui porte sur sa tête une couronne reproduisant les deux tours de la cathédrale de Notre Dame de Paris.
De même, pour signifier tout l’éclat attaché à sa personne, celui-ci irradie la scène en dardant des rayons vers le bas et le haut de la fenêtre
Sans conteste, Jean Cocteau a conscience d’utiliser la symbolique alchimique dans le but de signifier l’or philosophal par la réunion du soufre et du mercure.
D’autre part, ce même rapprochement nous permet d’évoquer un troisième élément, le sel. Ce troisième élément résulte de l’union des deux autres.
Le Soleil et la Lune, le Rebis
Les deux principes fondamentaux de l’alchimie (le soufre et le mercure) renvoie également à la notion du couple astral, celui constitué par le Soleil et la Lune.
Cocteau utilise abondamment ces deux astres tout particulièrement dans son oeuvre vitrailliste (voir ci-dessous deux représentations dans l'une des fenêtres de l’abside)
La Lune (partie inférieure) Le Soleil (partie supérieure)
Ils sont deux principes qui correspondent aux deux polarités, négatives et positives. Le Soleil correspond au principe de la polarité positive et la Lune au principe de la polarité négative.
Le Soleil est le masculin, le Père et la Lune, la femme, la Mère.
Cocteau joue également sur la correspondance pouvant exister entre ces deux astres et sa propre psychologie.
Effectivement, il ressent, en lui-même une continuelle parturition, une gémellité entre deux faces d’un même personnage, l’une plus sombre et imprévisible qui serait d’origine lunaire et l’autre plus éclatante et joyeuse voire insouciante d’origine solaire.
« Chez Cocteau en effet, le motif, qu’il soit narratif, dramatique ou graphique, est toujours susceptible d’une sorte de parthénogenèse. Il se scinde, il se clive et accouche d’un autre à la fois pareil ou différent. Dans Thomas L’imposteur, Guillaume devient Thomas, et le roi de l’Aigle à deux têtes renaît en Stanislas. » , (« Jean Cocteau sur le fil du siècle », catalogue de l’exposition de 2003 au Centre Pompidou).
Enfin, l’union du Soleil et de la Lune donne le Rebis (voir ci-dessus). Rebis vient de « res bina », réalité ou « chose double ». Le Rebis est Roi et Reine, mâle et femelle, symbolisé par le Janus à deux visages.
A l’évidence il s’agit d’une autre version de l’androgyne couronné.
L’androgyne, comme pierre philosophale
Déjà dans les religions traditionnelles, l’androgyne est perçu comme un modèle de perfection, comme un modèle de l’être complet, parfait, une sorte de rapprochement vers le divin.
Selon Mircea Eliade, l’état d’androgyne concrétise « le désir de recouvrer cette unité perdue qui a conduit l’homme à concevoir les opposés comme aspects complémentaires d’une réalité unique. » (Eliade Mircea, 1964, Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, p.177)
C’est le retour à l’âge mythique des premiers temps, du paradis perdu et pour Cocteau le désir de recouvrer l’état d’immortalité des origines qui donne sens à toute son oeuvre du vitrail à Metz.
L’androgyne est bien pour le poète, la pierre philosophale des alchimistes qui lui permet de développer sa thématique sur l’immortalité.
Un autre auteur, le psychiatre Carl Gustav Jung, mettra lui aussi en relief l’androgyne mais sous son aspect psychologique, comme un axe de développement privilégié, à travers un processus qu’il intitule l’individuation.
Il voit dans l’androgyne psychique, le développement d’un dialogue entre deux polarités qui constituent notre personnalité.
L’un renvoie à la partie consciente de notre psyché et l’autre à la partie inconsciente.
L’androgyne psychique, comme étant aussi cet or philosophal des alchimistes, permet l’ouverture et la création d’un lien entre les deux parties de notre personnalité.
Ce processus qui conduit à ce chemin de l’unité c’est ce que le célèbre psychiatre nomme par l’individuation.
Un processus qui dure toute une vie et qui n’aboutira pas nécessairement à son but, mais l’important c’est le chemin pour s’y rendre et qui permet de développer la personnalité individuelle.
Les trois phases de l’oeuvre alchimique
Les étapes du Grand Oeuvre pour aboutir à la pierre philosophale s’articulent selon trois phases.
1) L’oeuvre au noir:( nigredo, en latin)
C’est la phase dite de putréfaction, de dissolution et de décomposition. Au niveau symbolique, principe masculin et féminin vont subir des transformations nécessaires en vue d’une purification ultime.
La première étape consiste à nous amener en « solution » (solve), à détruire l’existant.
Cocteau va symboliser cette étape par des séparations liées à la disparition d’êtres chers ou à des altérations corporelles.
C’est le cas principalement d’Orphée qui perd Eurydice et tente désespérément de la récupérer dans les enfers. Même chose pour Démeter avec sa propre fille (dans les vitraux de la chapelle des Gournay).
C’est aussi le cas de Hyacinthe (baie du transept nord) qui meurt subitement… Même Orphée n’échappe pas à la dislocation ou à la désintégration de son corps puisqu’il est mis en pièces par les Bacchantes.
2) l’oeuvre au blanc: (albedo)
Alors que les énergies viennent de l’extérieur et se dirigent vers l’intérieur dans la première phase (la mort résulte toujours d’un phénomène extérieur), ici dans la seconde phase, les énergies viennent de l’intérieur et se dirigent vers l’extérieur, c’est la phase dite de récupération.
Ainsi Hyacinthe se reconstitue et renaît grâce au sang qui coule de ses plaies et le transforme en fleurs.
Et toujours dans les vitraux de la chapelle des Gournay, on peut voir les yeux irradiés de Minerve comme le résultat d’une énergie lumineuse sortant de son être.
La reconstitution ou la rectification de l’être s’effectue donc par ce passage de la lumière, qui peut enfin traverser les personnes.
3) l’oeuvre au rouge: (rubedo)
C’est la phase finale de la transmutation intérieure définitive, la réalisation de la Pierre philosophale (toujours l’union du soufre et du mercure !).
Dans l’oeuvre vitrailliste de Cocteau, tout part en fait de la fenêtre centrale de l’abside de l’homme aux bras levés pour finalement retourner à elle.
C.Jung corrobore ce phénomène en comparant l’oeuvre des alchimistes qui se répète à un dragon qui se mord la queue.
Si la réalisation du Grand Oeuvre est constitutive de trois phases colorimétriques : l’oeuvre au noir, l’oeuvre au blanc et l’oeuvre au rouge, Cocteau utilise, quant à lui, un raccourci avec deux opérations principales prenant la forme d’un module binaire pouvant s’intituler mort/renaissance:
la mort ou la séparation englobant calcination, solution, séparation, conjonction, putréfaction…
la renaissance regroupant sublimation, fermentation, exaltation…
Tout peut également se résumer par la célèbre formule « solve » et « coagule », que l’on traduit par purifie et intègre .
Une formule qui a l’avantage de qualifier positivement l’évolution du monde. Le monde objectif aussi bien que le monde subjectif car tout conduit à la perfection.
Ainsi, défiant définitivement la mort, puisque parvenu à l’égal des dieux grâce à l’or philosophal, le poète inscrit durablement ce voyage initiatique dans ces vitraux de Metz pour nous entraîner à le suivre.
Dans cet ultime opus, Cocteau a donc trouvé, en effet, les passages privilégiés propices aux découvertes initiatiques et aux rencontres improbables.
Christian Schmitt
NB: les différents liens concernant mes articles sur les vitraux réalisés par Jean Cocteau:
http://lenouveaucenacle.fr/lart-totemique-de-cocteau-les-vitraux-de-metz
http://lenouveaucenacle.fr/la-figure-de-landrogyne-chez-duchamp-chagall-et-cocteau
http://lenouveaucenacle.fr/les-vitraux-de-jean-cocteau-un-hymne-a-leternite
http://lenouveaucenacle.fr/marcel-duchamp-et-jean-cocteau-le-meme-theme-de-lhomme-aux-bras-leves
http://lenouveaucenacle.fr/proust-cocteau-ce-que-teleramaa-oublie-de-dire
http://lenouveaucenacle.fr/la-mante-religieuse-chez-cocteau-et-les-surrealistes
http://lenouveaucenacle.fr/les-vitraux-de-cocteau-son-dernier-chef-doeuvre