Lithographie de Zao Wou-Ki
Sans titre (lithographie 1998, 55,5 x 31,5 cm)
Deux mondes s’affrontent. A gauche, une masse sombre et verte qui s’étend verticale épousant la forme d’un cyclone. Sur la droite, des coulées de jaune, de vert et de bleu adoucies par l'utilisation de l'eau grâce à de subtiles dilutions.
On assiste à la confrontation entre des forces opposées, entre l’obscurité et la lumière, le visible et l’invisible.
A la frontière de ces deux mondes, une série de signes de couleur noire qui ressemblent étrangement à des idéogrammes s’étend selon une ligne descendant au milieu vers la partie basse de la composition.
A l'évidence il s'agit plutôt d'un simple détournement sémiologique car ces signes ressemblent davantage à des lignes de fractures, de brisures provoquées par le choc de ces deux mondes.
Mais comment expliquer cette violence, cet affrontement de masses opposées ? Certes Zao Wou-Ki reste toujours influencé par sa culture chinoise et par les préceptes taoïstes proposant l'existence de rythmes internes à la nature, le vide entraînant des forces en opposition.
En réalité ici le contexte est différent: l'artiste a besoin de cette violence pour exprimer l'indicible en faisant surgir de ces forces l'être même.
C'est pourquoi Zao Wou-ki s'éloignera de la peinture chinoise qui a cessé selon lui d'être créatrice dès le XVI° s., devenant seulement un art du savoir-faire, pour s'adonner pleinement à l'abstraction lui permettant l'imagination et l'inattendu.
En effet comme Kandinsky dans Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier , l'art abstrait est le seul à nous faire sentir la présence de l'esprit car il est destiné à "traîner le chariot récalcitrant de l'humanité", à le pousser en avant, toujours plus haut…
Ainsi après l'œuvre Vent qui date de 1954 et qui est considérée comme sa première toile totalement abstraite, Zao Wou-Ki va dorénavant et uniquement par la couleur structurer ses œuvres: la trace colorée devenant la valeur unificatrice.
Grâce à l'art abstrait, il ne travaille plus à dépeindre la nature, mais se sert de la couleur et de la forme pour parler à notre âme même.
En cela, par son œuvre, il manifeste un absolu nous permettant de dépasser les limitations spatio-temporelles. Il nous montre ce qui est non conceptualisable ou non connaissable. Kant avait déjà formulé dans sa Critique de la faculté de juger que seule la capacité créatrice de l'homme permettait de montrer l'indicible.
Et parmi les philosophes contemporains, c'est Martin Heidegger qui va le plus loin en affirmant que l'œuvre manifeste la vérité, elle seule dévoile l'être et c'est en quoi réside son essence.
Dans ce sens c’est l'être qui se manifeste à travers toute œuvre d’art. Ainsi le combat du monde et de la terre est productif, il est ouverture à l'être. Ce combat n’est nullement destructeur, cette confrontation révèle chacun des deux éléments : l’éclaircie et la réserve par l’obscurité. L’œuvre nous offre alors cette vision fugitive d’un être qui se retire et qui malgré l’éclaircie manifeste encore mieux sa réserve.
Ce qu'écrit Dominique de Villepin (Dans le labyrinthe des lumières - Ed. Flammarion) illustre parfaitement cette analyse lorsqu'il affirme notamment: "L'être dans les toiles de Zao Wou-Ki est transfiguré. Il se nimbe du mystère de sa propre présence. " et plus loin encore: " L'éclat de l'être est toujours empli de désastre. La catastrophe guette. Tout se désagrège. L'homme aveugle tâtonne à la recherche de l'équilibre. Sa vie le conduit d'abîme en abîme."
Et dans toutes ses compositions, on retrouve toujours ces forces élémentaires et le surgissement de l'être.
Tout cela rappelle bien évidemment l'œuvre de Cézanne dont Zao Wou-Ki se dit, à juste titre, l'héritier. En effet le maître d'Aix-en-Provence est le peintre par excellence de la présence de l'être dans les objets les plus modestes de la vie courante. Il révèle par sa peinture l'essentiel, "l'être même dans l'objet" ou tout simplement "l'être de l'étant" selon la .terminologie heideggerienne.
Ainsi comme Cézanne, Zao Wou-Ki exalte la vertu génératrice de la couleur. Il peut faire siennes ses propres citations: " Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude", et aussi " Les couleurs montent des racines du monde".
Et en plus de magnifier les couleurs, cette lithographie nous offre au final un espace de rêve dans ce territoire de la "zaowouquie, territoire qu'a le premier exploré Henri Michaux.
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