Le portrait de Louis-Auguste Cézanne
Louis-Auguste Cézanne, père de l’artiste, lisant l’Evénement (1866) :
Cézanne peint son père installé dans un fauteuil lisant le journal L’Evénement. Le titre du journal est bien mis en évidence, le bord supérieur est replié de telle manière que le spectateur puisse le lire d’autant que le peintre a exagérément grossi la taille des lettres.
L’attention soutenue de son père à lire le journal et cette mise en évidence du titre renforcent l’impression d’hommage rendu à Zola pour les combats qu’il a menés en tant que critique d’art de ce journal en faveur de la peinture de Manet.
Mais cette mise en scène est surprenante car elle conduit à associer son père à ce combat comme si le jeune Cézanne avait besoin également de l’onction paternelle ?
En réalité Louis-Auguste Cézanne ne lisait que le Siècle, journal conservateur dont la ligne éditoriale s’opposait radicalement aux nouvelles tendances picturales initiées par Manet.
Est-ce le signe d’une certaine mansuétude de la part de son père pour son parcours pictural ou une nouvelle provocation d’un fils irrité par l’aveuglement d’un père autoritaire ?
A l’évidence Cézanne joue sur l’énigme et le mystère en suggérant des pistes d’interprétation parfois différentes sinon opposées.
Autre singularité de ce tableau c’est de montrer de façon discrète, derrière l’effigie de son père, un autre tableau qui est une des premières natures mortes de Cézanne : Sucrier, poires et tasse bleue !
En fait le traitement de sa peinture conduit à effacer toute expression du personnage de son père autre que celle de l’attention soutenue par la lecture. Cézanne renforce la neutralité générale de cette œuvre par l’emploi intense du gris, les jambes sont peintes en cette couleur dont Cézanne écrira à Pissarro que «c’est d’un dur effrayant à attraper. » (Paul Cézanne, Correspondance, op.cit., lettre à Pissarro du 23 octobre 1866, p.201).
Par ailleurs Cézanne expérimente à merveille la couleur pour créer des effets visuels comme cette feuille de journal, un rectangle d’un brun et d’un gris savoureux, pour restituer l’effet d’une page imprimée. Pour le visage, il utilise la tonalité chromatique ocre clair.
En fait le vrai « Evénement » de ce tableau c’est l’avènement d’une nouvelle expérimentation picturale comme l’écrit Henri Loyrette « l’emblème » d’une « nouvelle manière en peinture » (catalogue Cézanne, Paris, Réunion des musées nationaux, 1995, p.84).
On parle d’intimisme à propos de cette peinture ! Celle-ci neutralise les caractères expressifs habituels au portrait car l’important pour l’artiste n’est pas de restituer l’apparence de la figuration mais d’exalter une ambiance, une intimité…
Il libère la peinture de son asservissement à l’anecdotique pour valoriser en creux les accords intimes et profonds des êtres et des choses. Comme un musicien il cherche les notes qui s’aiment.
C’est une peinture en profondeur à la recherche des harmonies et des équilibres quitte à sacrifier certains éléments figuratifs. Ainsi Cézanne n’hésite pas à occulter les motifs floraux du fauteuil pour valoriser par leur tonalité forte les fruits presque cachés à l’arrière plan.
Une peinture, certes déconcertante, mais qui déjà affirme très fort sa volonté à peindre sur le monde les notes essentielles des éléments constituant leur origine.