Proust-Cocteau
PROUST-COCTEAU: Ce que Télérama a oublié de dire
Dans un entretien avec Claude Arnaud, qui a écrit récemment un ouvrage intitulé « Proust contre Cocteau » (Ed. Grasset), Télérama, sous la plume de Nathalie Crom, reprend dans un numéro hors-série de décembre 2013 (Cocteau, le poète aux cent visages) la même thématique élaborée par l’écrivain et essayiste.
Sur les relations entre les deux écrivains, ce magazine va développer deux périodes : la complicité initiale et ensuite un conflit irréconciliable qui s’est installé entre eux.
D’abord c’est la rencontre vers 1909, Proust a quarante ans, Cocteau en a vingt. Beaucoup de points communs à telle enseigne que Proust se voit dans Cocteau avec vingt ans de moins. « Tous deux sont des individus dotés d’hypersensibilité, homosexuels, entretenant avec leur mère une relation très étroite. »
Mais déjà on décèle deux machines différentes : celle de Cocteau plus précoce et plus délicate alors que celle de Proust plus longue à démarrer mais qui prendra une dimension arachnéenne.
Claude Arnaud y voit déjà les ferments d’un vrai divorce. Entre l’œuvre maigre, squelettique, fractionnée, dispersée de Cocteau et celle de Proust.
Et Télérama de reprendre : « Cocteau n’est pas bien placé pour appréhender la Recherche comme nous le faisons, nous aujourd’hui cent ans plus tard. » Plus loin encore : « La Recherche deviendra pour Cocteau de plus en plus étrangère. » En conclusion: « Les deux hommes se brouillent, comme le font, plus profondément encore, leurs œuvres, aux antipodes. »
Seulement pour étayer leur démonstration, Claude Arnaud et Télérama se contentent uniquement de rappeler ce que l’on connait habituellement de l’œuvre littéraire de Cocteau. N’évoquant pas d’autres réalisations, par exemple de nature graphique ou picturale, qui auraient pu donner un éclairage plus contrasté de l’œuvre coctalienne. Parmi celles-ci, j’y vois principalement les vitraux qu’il a réalisés dans les trois dernières années de sa vie (1961-1963) dans une petite église du Nord-Est de la France (église Saint–Maximin de Metz).
Est-ce par méconnaissance ou simple oubli que Claude Arnaud et Télérama ne signalent jamais l’existence de ce dernier chef-d’œuvre de Cocteau ?
En effet loin d’être mineure, cette œuvre verrière étonne autant par son importance (14 baies représentant 24 fenêtres) que par sa qualité artistique. De plus elle aurait permis de nourrir utilement le débat entre Proust et Cocteau puisque cette œuvre s’analyse essentiellement comme un hymne puissant en faveur de l’immortalité et des temps immortels, une démarche qui est très proche de la Recherche du temps perdu de Proust.
Effectivement tout le scénario de cette célébration de l’immortalité s’articule à partir du vitrail axial du chœur avec la thématique de l’homme aux bras levés.
Mircea Eliade nous dit que lorsque le chaman adopte cette position pendant les cérémonies, il s’exclame : «J’ai atteint le ciel. Je suis immortel. »
Par ailleurs cette fenêtre médiane, au cœur de la verrière absidiale, a la particularité d’être située juste derrière l’autel et au-dessus du crucifix. Tout concourt à célébrer en ce lieu un temps d’achèvement, d’éternité et d’unité primordiale. Ensuite cela va permettre également de déclencher, comme par effet de répétition, le scénario d’un retour grandiose au commencement du monde. Et c’est là que débute cette Recherche effrénée du temps perdu !
Cette réactualisation symbolique des débuts originaires va concerner tout d’abord les quatre autres vitraux de l’abside situés, par groupe de deux, de part et d’autre de cette baie: deux du côté nord (à gauche) et deux autres du côté sud (à droite). On va y découvrir la thématique d’un processus comparable à une sortie du temps, un retour aux origines.
Permettre l’immortalité c’est toujours revenir en arrière pour rejoindre les débuts du grand Tout, au commencement du Temps.
C’est d’une certaine façon réitérer la création, retrouver l’état qui précède la cosmogonie, le « chaos » initial. Revivre aussi l’état paradisiaque du monde non encore créé.
Cette situation chaotique avant la création elle-même, conduit à différentes représentations symboliques apparaissant dans les quatre fenêtres de l’abside: l’œuf, l’embryon, les différentes phases lunaires…
Et également cette végétation exubérante et luxuriante qui occupe avantageusement l’espace du deuxième vitrail à droite comme pour signifier une nouvelle naissance du monde naturel. (*)
Ainsi Cocteau matérialise par son art les vérités proustiennes du temps pluriel, reprenant à son compte la distinction du Temps perdu et du Temps retrouvé.
Pour lui aussi tout s’interpénètre puisque « le temps retrouvé, c’est d’abord un temps qu’on retrouve au sein du temps perdu, et qui nous donne une image d’éternité ; mais aussi un temps originel, absolu, véritable éternité qui s’affirme dans l’art. » (Gilles Deleuze, Proust et les signes)
Au-delà des vitraux de l’abside, Cocteau va prolonger plus loin encore sa quête d’éternité sur une dizaine d’autres fenêtres comme chercheur de la vérité. Ce qui le conduit à chaque fois comme Proust à interpréter, déchiffrer et expliquer.
Par conséquent sa recherche de l’éternité correspond bien à sa recherche du temps perdu car pour lui la vérité a toujours un rapport essentiel avec le temps.
Et loin d’être étrangère à son art, comme l’affirme Télérama, Cocteau a pu réellement intégrer la Recherche dans son œuvre même s’il s’agit en l’occurrence d’une œuvre ultime et particulière.
Et pour répondre enfin à Claude Arnaud qui voit deux œuvres aux antipodes, la cathédrale de Proust et la prolifération de Cocteau, j’atténuerai son propos en parlant aussi d’une construction pérenne comme celle d’une église pour signifier l’œuvre de Cocteau, une manière de lui rendre justice et de rappeler ce qu’il fit au soir de sa vie à Saint-Maximin de Metz !
(*) « Je décalque l’invisible, les vitraux de Jean Cocteau, Eglise Saint-Maximin de Metz » Christian Schmitt, Ed. Les Paraiges, Metz 2012.
Article paru dans la revue en ligne Le Nouveau Cénacle: http://lenouveaucenacle.fr/proust-cocteau-ce-que-teleramaa-oublie-de-dire