LE RUISSEAU DE CEZANNE

 

Le dévoilement de l’être chez Cézanne

 

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Présentation de l’œuvre de P. Cézanne : « le ruisseau » 1872-1875
 
 

Le ruisseau, peint par Cézanne dans les années 1872-1875 présente une œuvre énigmatique. 

 

Dès le premier regard, on est d’abord surpris par la présence de  deux  individus situés côté droit du tableau. Plantés dans le décor à la manière de la statuaire antique, ils paraissent hagards et comme perdus dans ce milieu verdoyant.

En réalité le tableau semble valoriser davantage la présence du ruisseau, qui, sans ciller, coule au milieu de l’œuvre. Son cours descend verticalement de l’horizon, à mi hauteur de la toile, jusqu’en bas. 

Cette rivière constitue le centre de l’œuvre et tout s’articule en fonction d’elle, partageant l’espace en différents plans.

D’abord verticalement et à droite, avec  les deux personnages dans la prairie : une jeune femme toute proche vue de dos et vêtue d’une longue robe blanche et plus en avant un jeune homme habillé également de blanc qui lui fait face. Il a  la tête tournée vers la gauche et, avec son bras tendu et sa main droite, désigne quelque chose située à l’autre rive du ruisseau.   

Dans cette direction (côté gauche), on ne voit, en réalité, rien d’autre qu’un taillis qui occupe cet endroit jusqu’à plus des deux tiers de la hauteur. 

Au-dessus de  cet ensemble végétal surgit de manière étrange une branche, qui semblable à  une aile d’un cygne viendrait caresser le ciel.  

Mais après ce balayage visuel, notre œil est attiré à nouveau par le centre de l’œuvre. Là  on retrouve  toujours le même acteur, le ruisseau, qui prend naissance à l’horizon et qui conduit cette fois-ci  à partager la scène en deux plans horizontaux.

En haut, le ciel qui occupe plus de la moitié du tableau et en bas la végétation arbustive, la prairie, le ruisseau lui-même et les deux personnages. 

Par ailleurs ces différentes partitions du tableau sont également accentuées par les couleurs elles-mêmes. A droite, la prairie, qui avec son vert unique affleuré seulement par de légères touches d’ocre, paraît être supplantée à gauche par la luxuriance de la végétation du taillis. 

On assiste ici  à une répétition  de touches plus agressives faisant alterner lumière et ombre grâce au jeu subtil des ocres riches, des verts dilués, des blancs et des noirs.  

Le haut du tableau est dominé par l’omniprésence du blanc qui occulte presque le bleu du ciel. Tout cela tranche bien évidemment avec le bas de l’œuvre, créant ainsi des espaces bien délimités.   

Mais étonnamment et en dépit de ces oppositions apparentes  on assiste malgré tout   à la magie d’une certaine relation harmonieuse.

Ainsi le ruisseau qui prend sa source à l’horizon immaculé, semble s’inviter tout naturellement  dans la prairie verdoyante même s’il échancre au passage et  de manière rageuse (voire  brutale!)  les bords de son lit par un tracé incertain.

Il est vrai que ce cours d’eau n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin puisqu’il s’invite jusqu’à nous !  

En fait le ruisseau exerce une fonction médiatrice  universelle. Il relie aussi bien les personnages à la végétation, que le ciel  au spectateur et  donne même l’impression qu’il déborde le cadre du tableau.

 

Ce que dit Heidegger sur l’art : 

Le 3 septembre 1968, Heidegger contemplant la montagne Ste Victoire

 

l’oubli de l’être : 

Si l’art permet à la vérité d’être dévoilée c’est que la vérité est voilée car elle a été perdue au cours de l’histoire de la métaphysique.

 

Pour bien comprendre la pensée de M.Heidegger, il faut partir de sa distinction fondamentale : être et étant.

  

-         l’étant recouvre tous les objets, toutes les personnes dans un certain sens, Dieu lui-même…

 

-         l’être de l’étant, c’est le fait que tous ces objets et toutes ces personnes sont (apparaissent dans le temps) et ne s’identifie avec aucun de ces étants.

  

Selon Heidegger, la métaphysique ne pose pas la question de l’être, car elle saisit un étant : les idées platoniciennes, Dieu de la métaphysique classique…Ainsi l’histoire de la métaphysique est celle de l’oubli de l’être. Le « il y a » de la certitude sensible semble dispenser de toute métaphysique. 

 

Mais Heidegger va plus loin, l’oubli de l’être n’est pas une négligence de la pensée, c’est sa structure ; car la raison veut saisir un étant dans une définition, elle masque l’être en s’appropriant l’étant.

 

 

C’est pourquoi l’art joue un rôle fondamental pour appréhender l’être de la chose et donc s’ouvre à la totalité de l’être. L’art est le seul moyen de revenir sur cet oubli de l’être en s’opposant à la technique qui l’arraisonne.

 

 Analyse heideggerienne de l’œuvre 
   

Essayons de tenter de saisir l’essence de l’œuvre en revenant au texte d’origine de l’œuvre d’Art dans lequel Heidegger théorise la difficulté : «  Les concepts de choses régnants nous barrent le chemin vers le caractère de chose des choses aussi bien que vers le caractère de produit, sans parler du chemin qui nous conduirait vers le caractère d’œuvre de l’œuvre. »

  

Comme Heidegger, il est nécessaire de repartir du produit qui est le plus proche de l’homme pour relancer cette analyse. Pour mieux cerner l’essence de l’art, Heidegger avait pris un produit connu : une paire de souliers de paysan dans le tableau de Van Gogh.

  

Ici dans le tableau de Cézanne, c’est la chéchia que porte sur sa tête le jeune homme qui avec son bras tendu  désigne quelque chose vers l’autre rive du ruisseau. La chéchia c’est la coiffe traditionnelle des troupes d’Afrique. Elle est en tissu de laine cardée feutrée de couleur cramoisie, tirant sur le pourpre. Sa hauteur est de 250 mm, chéchia déployée. Sur le bord inférieur est cousu, à l’intérieur, un pourtour en basane de cuir ou de drap. Au sommet dépasse une mèche de laine de 35 mm environ de longueur.

  

L’être du produit est dans son utilité, cette coiffe a pour but de couvrir la tête d’un soldat, mais ici  le jeune homme ne participe à aucune activité militaire. Ce tableau nous révèle un contexte qui n’est pas celui du produit. Animé par son goût de l’aventure et de l’exploration, le jeune homme lie ce produit à son monde, un combat d’une autre nature.

  

Cézanne nous le montre dans une attitude d’explorateur devançant l’autre personnage, la jeune femme, et l’incitant même à poursuivre son chemin dans une direction qu’il indique par son bras droit.

 

C’est en partant de la chéchia que le produit a toute son utilité, là elle est seulement ce qu’elle est. Si cette coiffe était prise à part, isolée, ne recouvrant pas la tête du jeune homme, on n’appréhenderait jamais ce qu’est en vérité l’être-produit du produit.

  

A travers cette coiffe portée par son titulaire passe l’appel silencieux de sa vie, de sa vie de militaire faite de combat, de lutte, d’angoisse avec le frémissement sous la mort qui menace.

 

Ce produit appartient aussi aux terres inconnues, aux terres lointaines d’Afrique que ce jeune militaire a foulées avec ses pieds durant ses différentes campagnes. Par incorporation à son corps, cette coiffe est liée à ses terres lointaines et à la terre.

  

Mais si l’être-produit réside bien en son utilité, celle-ci repose à son tour dans la plénitude d’un être essentiel du produit que Heidegger appelle la solidité (die Verlässlichtkeit). Grâce à elle, le jeune homme est confié par ce produit à l’appel silencieux de la terre, elle est soudée à son monde. «  Car c’est seulement la solidité du produit qui donne à ce monde si simple une stabilité bien à lui, en ne s’opposant pas à l’afflux permanent de la terre. »

  

L’être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? Non pas au moyen de la description ou de l’explication de cette coiffe, non pas par l’observation de la manière dont on utilise réellement la chéchia.

 

En fait nous n’avons rien fait que de nous mettre en présence du tableau de Cézanne. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d’être. «  Dans l’œuvre, s’il y advient une ouverture de l’étant (concernant ce qu’il est et comment il est) c’est l’avènement de la vérité qui est à l’œuvre. »

 

L’être-produit du produit nous renvoie à la vérité qui s’accomplit comme art et permet de découvrir les deux traits essentiels de l’être-œuvre de l’œuvre :

 

        l’œuvre en tant qu’œuvre érige un monde ,  l’œuvre fait venir la terre 
  

1) l’œuvre en tant qu’œuvre érige un monde : 

 

Mais qu’est-ce un monde ? « Un monde, ce n’est pas le simple assemblage des choses données, dénombrables et non dénombrables, connues ou inconnues. Un monde, ce n’est pas non plus un cadre figuré qu’on ajouterait à la somme des étants donnés. Un monde s’ordonne en monde ( Welt Weltet ),… là où se décident les options essentielles de notre Histoire, que nous recueillons ou délaissons, que nous méconnaissons ou mettons à nouveau en question, là s’ordonne un monde. Une pierre n’a pas de monde. Les plantes et les animaux, également, n’ont pas de monde… »

 

Ainsi le jeune homme a un monde parce qu’il séjourne dans l’ouvert de l’étant. Le produit (la chéchia), dans sa solidité, confère à ce monde une nécessité et une proximité propres.

 

 

Son monde c’est toute sa vie, son Histoire qui se déploie et s’articule dans cette œuvre avec son vécu de militaire et sa soif de conquête qui le met en relation avec la jeune femme et la terre. C’est un monde fait d’espoir, de combat et d’exploration avec l’angoisse, le doute… 

   

2) l’œuvre fait venir la terre : 

 

L’installation de ce monde fait ressortir la matière et non pas la faire disparaître dans l’utilité. Si le peintre utilise également de la matière ce n’est pas dans un but de consommation mais pour la rendre encore plus éclatante.

 

« L’homme historial fonde son séjour dans le monde. Installant un monde, l’œuvre fait venir la terre ( Indem das Werk eine Welt aufstellt, stellt es die Erde her)…l’œuvre libère la terre pour qu’elle soit une terre. »

 

Car la terre ne s’approprie pas, elle reste toujours en retrait sur soi-même, il ne s’agit nullement d’une fermeture ou d’un repli sur soi uniforme et rigide car elle se déploie à sa guise selon des formes simples et inépuisables. 

 

Le tableau le ruisseau illustre cette réserve : le taillis se confond pratiquement avec la prairie environnante et dissimule derrière sa végétation luxuriante quelque chose de son être que le jeune homme croit découvrir. Le propre de la terre c’est de ne jamais se dévoiler totalement.

  

Mais en érigeant un monde et en faisant venir la terre, l’œuvre nous montre que monde et terre sont essentiellement différents l’un de l’autre, même s’ils ne sont jamais séparés.

 

Le monde se fonde sur la terre et la terre surgit au travers du monde. Ainsi « l’affrontement entre monde et terre est un combat ».Il ne s’agit pas d’un combat stérile, mais essentiel car en s’affrontant, chacun affirme sa propre essence.

 

  Le combat entre monde et terre : 
 
   
 

1)Le monde aspire à dominer la terre :

 

Dans le ruisseau, le jeune homme manifeste par son attitude un esprit de conquête. Il ne tolère pas l’occlus de la terre qui semble pourtant s’ouvrir devant lui. Il est debout, désigne un endroit dissimulé derrière le taillis. Il veut explorer cet espace mais il est bloqué dans son élan par le ruisseau qui forme une frontière paraissant infranchissable.

 

Par contre la jeune femme est en retrait, attentive à son geste, mais n’ose pas pour l’instant le suivre dans son élan.

 

 

2) La terre, au contraire, aspire à faire entrer le monde en elle et à l’y retenir :

 

Les pieds des deux personnages qui reposent sur le sol disparaissent dans l’œuvre de Cézanne, comme s’ils étaient absorbés ou englués par la terre. Par son désir de les retenir,  la terre exprime aussi son besoin de les sauvegarder. Et le ruisseau qui parvient jusqu’au spectateur aspire également à pénétrer le monde, à le traverser et à l’agréger à lui.

 

Ces deux personnages sont à l’évidence dans une attitude statique comme si la terre voulait les maintenir à leur place réduisant leur action en une simple contemplation. La jeune femme, quant à elle, semble encore plus soumise par cette retenue exercée par la terre, comme étant paralysée, statufiée, incapable de bouger, malgré l’appel du jeune homme.

  

«  L’être-œuvre de l’œuvre réside dans l’effectivité du combat entre monde et terre. Le combat parvient à son apogée dans la simplicité de l’intime ; voilà pourquoi l’unité de l’œuvre advient dans l’effectivité du combat….l’effectivité du combat, c’est le rassemblement de l’œuvre qui se dépasse constamment lui-même. C’est pourquoi le calme de l’œuvre reposant en elle-même a son essence dans l’intimité du combat »

 

 L’éclosion de la vérité 
 
 

Dans le devenir-manifeste de l’être-produit de la chéchia, l’étant dans sa totalité, monde et terre en leur jeu réciproque, parviennent à l’éclosion. 

 

Comment la vérité advient-elle à découvert ? Et d’abord ce que c’est cette éclosion ? L’homme est impuissant à maîtriser une large part de l’étant. Le connu reste une approximation, ce qu’on domine n’est malgré tout pas sûr. Si le jeune homme est au début de la découverte de l’éclaircie de l’ouvert, il y a comme une réserve à l’intérieur de l’éclaircie.

  

«  De l’étant se glisse devant l’étant, l’un voile l’autre, celui-là obscurcit celui-ci, peu de chose en masque beaucoup, l’isolé renie le tout. »

 

Si la terre se montre et se laisse découvrir, elle se donne pour autre chose qu’elle n’est, cette réserve-ci, c’est la dissimulation. Car l’essence de la vérité, c’est-à-dire de l’être à découvert, est régie par le suspens.

  

L’opposition même de ce combat originel entre monde et terre fait déployer cette vérité en tant qu’elle-même, avec le jeu subtil de la réserve comme refus et dissimultion, face à la provenance de l’éclaircie. Monde et terre sont de nature combative et adverse, ce n’est qu’en tant que tels qu’ils peuvent entrer dans le combat de l’éclaircie et de la réserve. 

 

C’est l’œuvre peinte en installant un monde et faisant venir la terre, fait advenir la vérité par cette bataille permettant la venue à jour de l’étant dans sa totalité.

 

Ainsi la chéchia s’épanouit dans son essence, l’étant gagne avec elle plus d’être. L’être se refermant sur soi est ainsi éclairci. «  La lumière du paraître ordonnée en l’œuvre, c’est la beauté, la beauté est un mode d’éclosion de la vérité. »

  

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