Mark ROTHKO de H.de Chanay et Ch.Schmitt

Plonger dans la couleur

 Deux analyses complémentaires

Hugues de Chanay

Christian Schmitt 

mark-rothko-number-12-1949-huile-sur-toile-171-61-x-108-11.jpg

Mark Rothko, Number 12, 1949, Huile sur toile, 171.61 x 108.11

Une trame de formes approximatives mais élémentaires, toujours les mêmes (rectangles horizontaux, ou "bandes", étagés sur la dimension verticale de la toile) nées de contrastes entre un petit nombre de couleurs en continuité spectrale disposées en aplat et dans l'ensemble sans interpénétration: ce qui est donné à voir ressemble, dans un format de grande fenêtre, à un vitrail minimaliste et clair, sans autre tenant ni abouitissant que lui-même.

De toutes les oeuvres actuellement exposées au Musée des beaux-Arts( à Lyon), celles de Rothko semblent les plus rebelles à un décryptage: rien, en effet, n'y est crypté. Au contraire, les deux Rothko en visite à Lyon, issus tous deux de la série des "bandes" - produites par l'artiste à sa période dite "classique" -, incitent le spectateur à se concentrer sur le visible, et à ne pas le quitter.

Cette concentration sur la dimension de l'expression plutôt que sur celle du contenu a pradoxalement attiré sémiologues et sémioticiens (1), qui se sont frottés à ces bandes à la fois étonnamment expressives et muettes. Au-delà de la gageure (rien à interpréter - il n'y a pas de "représentation" qui inciterait à quitter le tableau  pour un monde autre que pictural), il faut surtout retenir un déplacement d'intérêt: de l'intelligible (le sens), qui donnerait sa cohérence à l'oeuvre, vers le sensible (les sens), qui lui donne sa cohésion. Acte de voir, et non plus de comprendre.

Des couleurs sans objets

plonger-dans-la-couleurv3-1.jpg

Fragment de la bande bleu-verdâtre clair dans la moitié inférieure du tableau.

(1) Voir notamment un numéro des Nouveaux Actes Sémiotiques, 1994, entièrement consacré à Rothko. On y trouve des études du Groupe Mu, de J.-F. Bordron, J.Fontanille, G. Sonesson, et F. de Saint-Martin.

Or voir est difficile. Dans la perception quotidienne, les couleurs n’existent pas en soi mais toujours incorporées aux objets qui les portent (et qu'en réalité, scientifiquement parlant elles font voir). Sachant qu'un citron "est" jaune, nous oblitérons que nous voyons le plus souvent non une couleur, mais une gamme - du fait des ombres, des effets de textures, des reflets, etc. En quelque sorte, le visible n'est pas vu. Débarrassée de l'objet comme elle l'est chez Rothko, la couleur, au contraire, redevient vue.

Simples en un premier temps à voir et à isoler du fait de leur séparation en bandes, les couleurs se complexifient dès qu'on s'approche. Rothko débride à l'intérieur de ses bandes (par la nuance, la sauration, la luminosité) les variations chromatiques d'habitude évincées par les formes. La couleur s'érige alors en objet complexe et autonome, et en parcours dynamique pour l'oeil.

Des forces dans les formes

franges-et-superpositions.jpg

Franges et superpositions

forme-fond-ou-forme-formes-bmp.jpgForme/fond ou forme/formes?

Cette dynamique (d’instabilité, de tension) se retrouve dans la genèse des formes. Malgré l'apparence minimaliste de l'oeuvre, les zones d'incertitude (et donc de regard actif) se multiplient sur sa surface. D'abord, les bords "frangés" (vus de près) matérialisent une interprénétration des bandes et instaurent une tension entre deux morphologies, globale et locale (Bordon); de même les superpositions, qui oscillent entre les deux niveaux. Ensuite, la configuration du tableau induit des hésitations dans la stabilisation des rapports forme/fond.

D’un côté, le rectangle blanc qui illumine le haut de la partie inférieure transforme la bande orangée qu'il "troue" en simple fond; d'un autre côté, parce qu'il est plus étroit, il la laisse subsister comme forme simple englobante, et ce faisant il y découpe deux autres bandes plus étroites qui l'encadrent.

Il est donc plus difficile qu’on ne croirait de compter les bandes. Les trois bandes jaunâtres qui rythment de haut en bas toute la surface du tableau ne formeraient-elles d'ailleurs pas qu'une seule zone, discontinue ?

Et pour achever de brouiller les pistes, le travail chromatique interne aux bandes, en jouant sur des nuances proches et des frontières nettes, fait surgir d'autres bandes semi-visibles (ou récessives) à l'intérieur d'une bande: ainsi de la zone plus orangée qui se détache dans la zone violet-rougeâtre, partie supérieure.

inclusion-de-formes-coin-superieur-droit-de-la-zone-orangee.jpg

Inclusion de formes : coin supérieur droit de la zone orangée

Profondeurs de la lumière

la-zone-blanche-trouee-ou-avancee.jpg

La zone blanche : trouée ou avancée ?

Surfaces, aplats, formes… : tout cela relève de deux dimensions, l’horizontalité et la verticalité. Non figurative, l'oeuvre ne se creuse pas en perspective vers un espace fictif représenté, et reste à la surface de sa propre matière picturale; elle refuse le regard "iconique" et requiert une regard "plastique".

Pour autant, cette dimension plastique n’est pas dénuées de tout rapport à la profondeur, non plus comme repère pour situer des objets par rapport à un premier plan, mais comme relation instaurée entre la lumière et les couleurs du tableau, et l'oeil qui les voit.

On a dit que les bandes de Rothko simulaient les effets du vitrail (l’artiste demandait d'ailleurs à ce que ces oeuvres fussent accrochées dans les endroits obscurs - et ainsi éclairantes plutôt qu'éclairées). Cependant cette simulation est un leurre: le vitrail relaie vers l'intérieur une lumière externe; les bandes, au contraire, émettent leur propre lumière, depuis une profondeur interne, où l'on retrouve des rythmes diversifiés, par les jeux du sombre et du clair, l'opaque et du transparent. 

Dans de nombreuses oeuvres de cette série Rothko a inséré une bande noire, absente de cette oeuvre-ci (2).

 On a dit ce noir difficile à situer sur la troisième dimension : il " avance en texture, recule en profondeur" (Fontanille). Symétriquement, le blanc qui illumine ici la zone inférieure recule en texture, mais avance en luminosité. Là encore, l'oeil est dépossédé de sa maîtrise coutumière, et appelé à redécouvrir sa perception - ou plutôt, à jouer avec ses sensations: car il s'agit moins de tromper l'oeil que de l'ouvrir à sa lucidité élémentaire. 

(2) Mais présente dans l’autre Rothko visible à Lyon.

Un crypto-Rothko

salavador-dali-gala-regardant-la-mer-mediterranee-qui-a-vingt-metres-se-transforme-en-portrait-d-abraham-lincols-hommage-a-rothko-1976.jpg

Salvador Dali, Gala regardant la mer Méditerranée qui à vingt mètres se transforme en portrait d'Abraham Lincoln (Hommage à Rothko), 1976.

Un autre peintre ne s’y est pas mépris, Dali, qui lui aussi travaillait, très différemment, à dissocier le voir et le comprendre: là où Rothko détache la couleur de toute représentation, Dali émancipe formes et couleurs en les rattachant à plusieurs représentations superposées.

Le célèbre tableau reproduit ci-dessus, qui fait alterner, selon la distance à laquelle on se place, Gala et Lincoln, est un hommage à Rothko. Pourquoi ?

D’une part parce que la conversion y repose sur la variation de la distance de perception des couleurs, signe que notre oeil en est le premier dépositaire, plutôt que le monde où il les voit (monde permutable chez Dali, et carrément abstrait chez Rothko). Et d'autre part parce qu'entre la représentation de gala et celle du visage, une zone de "pixellisation" n'appartient à aucune des deux mais manifeste leur commune structure: couleurs circonscrites dans des formes géométriques simples, homologues aux bandes de Rothko.

Cette zone étroite, si instable dans le tableau de Dali, Rothko réussit à l’abstraire avant qu’elle ne se dissolve en objets et à la fixer sur la toile: la couleur ne plonge plus dans la représentation, c'est notre oeil qui peut plonger dans la couleur, tout autant pour elle-même, que pour lui-même - organe d'un sens habitué à être maître de lui et qui se trouve icic, très subtilement, très délicatement, saisi.

h-de-chanay-10.jpg

Hugues de Chanay (linguiste, sémiologue, Professeur - Université Lumière Lyon 2)

Plonger dans la couleur

Les toiles de Rothko sont avant tout des pièces de théâtre qui conduisent le spectateur dans une situation d’attente voire de contemplation. On retrouve  le même regard que celui de l’augure romain sur le templum (d’après l’article de Daniel Arasse dans Art Press n°241  de décembre 1998).

Aussi  comme le dit fort justement  Hugues de Chanay « la série des « bandes » produites par l’artiste …incitent le spectateur à se concentrer sur le visible  et à ne pas le quitter ».

Et  d’ajouter  plus loin   cette insistance sur « la dimension de l’expression plutôt que sur celle du contenu ».

Rothko nous conduirait selon les sémiologues et sémioticiens (dont H. de Chanay) à un déplacement d’intérêt : acte de voir et non plus de comprendre.

Il est vrai que l’art de  Rothko a été souvent  qualifié de « sublime abstrait » selon Rosenblum en 1961. Ce génial artiste a la volonté de nous installer au milieu des choses comme par effet d’illusion.

A ce titre il efface volontairement le contenu, la figure et la simple représentation dans le seul dessein de signifier ou d’évoquer une disparition.

C’est pourquoi  « voir » dans ses œuvres  parait difficile car il ne  reste plus que la couleur. D’où la tentation de  considérer cet artiste  comme un coloriste ?

Or la couleur selon Rothko  exprimerait avant tout  quelque chose de différent, relevant  du domaine de l’indicible. Résultat probable  d’une disparition  comme l’assomption d’une figure, celle par exemple de la vierge qui ne laisserait   voir que son tombeau vide ? Indéniablement  Il y a toujours  un côté mystique  chez Rothko (voir la chapelle de Houston).

Toutefois  selon Robert Rosenblum avec Rothko : « tout le courant de l’art religieux occidental est finalement vidé de ses complexités narratives et de son imagerie corporelle. »

C’est pourquoi après évacué toute représentation, Rothko n’a pas abandonné  l’éloquence de la couleur même s’il rejette le « colorisme » qu’il considère comme une conception formelle purement décorative.

Pourtant  selon Goldwaler : « la couleur est son seul médium ». Grâce   à elle uniquement,   Rothko va réussir à provoquer des sensations par le regard porté sur ses œuvres. « Une sensibilité en quelque sorte hallucinatoire : la vue devient (…) comme un toucher » selon Roger de Piles.

Et comme l’affirme également H.de Chanay : « Débarrassée de l’objet…, la couleur …redevient vue » et plus encore  « la couleur s’érige alors en objet complexe et autonome, et en parcours dynamique pour l’œil ».

Rothko introduit une dynamique dans ses œuvres comme le souligne également le même auteur (d’où son sous-titre : Des forces dans les formes) et qui se retrouve dans la genèse des formes (les bords « frangés », les bandes…).

En fait Rothko prépare souvent lui-même ses couleurs. Sur un enduit de colle, il applique des mélanges de couleurs parfois si fortement dilués que les pigments se fixent difficilement sur les surfaces. C’est un moyen qui l’amène à produire l’effet de transparence et de luminosité interne.

D’où également les profondeurs de la lumière dont parle ensuite H.de Chanay.

En fait Rothko se détache de l’ « action painting » d’un  Pollock ou  d’un Kooning puisque dans son travail c’est la puissance émotionnelle de la couleur et non l’action gestuelle qui est en premier plan.

Le jeune peintre William Seitz  a donné, me semble-t-il, des peintres de  l’expressionnisme abstrait (dont Rothko) la définition la plus juste :

«  Pour eux, l’expression passe avant la perfection, la vitalité avant l’achèvement, la fluidité avant le repos, l’inconnu avant le connu, le voilé avant le manifeste, l’individuel avant le social et l’intérieur avant l’extérieur. »

Et pour aller plus loin encore : dans l’œuvre de Salvador Dali (Hommage à Rothko) l’artiste semble plus encore  dépossédé de son œuvre par l’œil du spectateur.

Suivant en cela Nietzsche, Rothko en arrive à nier dans sa peinture  l’individuation personnelle de la création (seul le « non-moi » engendre l’œuvre selon lui !). Ce qui conduit à l’effacement de soi. Ce qui rend peut-être son œuvre plus « sublime » que nulle autre .

Christian Schmitt



http://www.facebook.com/sharer.php?u=Partager