Tony GUILLOIS, peintre de l'Incarnation
Tony Guillois
Peintre de l’incarnation : « L’incarnation a intériorisé la transcendance » (R.P. Regamey, Art sacré au XX° siècle ?)
Tony Guillois, peintre rennais de 32 ans, a réussi à pénétrer dans les profondeurs et les replis les plus intimes de l’être. Ce travail de nature ontologique le met au contact avec quelque chose qui dépasse l’humain et le visible.
Certains l’appelleront le sacré alors que pour d’autres ce sera le monde de l’ineffable comme une communion pathétique à l’être.
Dans ses œuvres récentes de 2010 et notamment dans celles réalisées à la cendre et au crayon, on sent sourdre ce chant de l’Anima et le bruissement violent d’une fracture de l’invisible.
Triptyque, 2010
Ce travail sur le corps le rend proche de l’homme contemporain dont parle Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde, Ed. Gallimard, 1985).
Cet homme devient selon ce philosophe, objet à introspection et à dislocation. Tout cela résulterait de sa nouvelle relation avec l’au-delà. Face à un Dieu souverain et lointain, il vit « jeté seul » dans le monde comme l’unique objet et sujet de la connaissance.
L’espace naturel serait traversé par une fracture qui coupe toute relation avec son fondement.
Pourtant l’homme est la seule créature à entendre l’appel de l’au-delà et de l’autre monde. Mais il doit œuvrer en permanence pour annuler ou tout du moins atténuer la béance toujours ouverte entre ici-bas et au-delà.
Son corps va devenir le lieu de résonance et d’expérimentation de toutes les contradictions et notamment celle entre la beauté de la nature voulue par Dieu et la cruauté sans appel de ce monde qui est aussi une vallée de larmes. C’est pourquoi ces contradictions, il va devoir les vivre et les gérer au plus intime de son être.
Certes le christianisme, religion de l’Incarnation devrait nous rapprocher de cet être incommensurable. En fait la contradiction continue par une autre plus inacceptable encore. Le Dieu qui se montre est le tout autre et nous fait découvrir de manière plus cruelle l’abîme qui nous sépare de Lui.
« C’est l’homme nu »* complétement démuni, sans prise sur une nature écrasante. Son rapport avec les choses devient même distant par rapport à cette nature menacée par son objectivisation technicienne ou son arraisonnement selon Martin Heidegger.
La distance froide de la science transparaît avec éclat dans ce triptyque. Pour les corps, Tony Guillois n’utilise que le noir et le blanc, un travail charnel qui va à l’essentiel, mené avec méthode et précision.
Au-delà de la technique utilisée, l’artiste s’ingénie aussi à restituer une atmosphère de respect et de sérénité pudique malgré l’effroi de cette vision tragique des corps écorchés, mutilés.
Il instille même une certaine intimité dans cette représentation. Il déporte le fait religieux à l’intérieur des hommes eux-mêmes.
L’accès « illuminant »* du tout autre, il le réalise de manière évasive et détournée. Les personnages du triptyque sont déjà dans un ailleurs observable. Ainsi celui situé au centre semble endormi ou pris dans un rêve alors que les deux autres qui l’encadrent ont les yeux fermés, s’invitant par une attitude méditative d’une grande intensité dans une dimension déjà surnaturelle.
Pour permettre la relation avec le Tout Autre, il faut provoquer une rupture interne ouvrant sur une fracture de l’être.
L’artiste réalise cette fracture en ouvrant les corps et en les brisant.
L’événement ici c’est le réaménagement du visible et de l’invisible qui conduit à une cascade de nouvelles contradictions : la complémentarité en différence, l’ajustement en écart*.
Plus précisément dans cette représentation picturale on assiste à la mise en articulation du visible et l’invisible.
En fait dans ce travail de l’artiste tout parait diaphane, transparent et presque irréel comme pour signifier cette étonnante alchimie entre visible et invisible. Les traces du visible et l’invisible laissent des empreintes mystérieuses. La matière est bien présente et pourtant elle semble nous échapper…est-ce à cause de la cendre qui donne cet effet vaporeux et presque aérien ?
Les êtres paraissent fantomatiques car ils peuvent aussi bien disparaitre qu’apparaître dans un jeu subtil d’apparition et de retrait.
Le Troisième oeil, 2010, 80x60 cm
Cet homme, nu et décharné (« le troisième œil ») en train de méditer à la manière du Penseur de Rodin, symbolise tout cet enjeu dramatique.
Il parait bien solitaire, bien introverti. Et pourtant la pensée n’est pas ici la rencontre avec soi-même. L’homme a besoin de ce « troisième œil » qui est le titre même de ce travail pour le rapprocher de la transcendance et la rendre accessible.
C’est avant tout une divinité intérieure avec laquelle il y a un rapport interne et une communion possibles.
Trouver la voie, la porte étroite dont parlait l’Evangéliste Matthieu :
« Etroite est la porte et resserré le chemin qui mène à la Vie, et il y en a peu qui le trouvent » (Mat, VII, 14)
Et cet homme malingre qui pense avec son bras squelettique, sa mine défaite et son corps évidé, essaye-t-il de se ressaisir par la raison ?
Il sait que face à la grandeur de Dieu, il ne lui reste plus que la raison comme une étincelle ou une parcelle héritée du divin lui permettant de cultiver sa propre différence.
Il fait l’expérience avec sa seule intelligence de travailler « à égalité avec les opérations de l’intelligence du divin »*.
Mais il mesure également ses propres limites : les misérables lumières à l’image de son corps meurtri ne lui permettront jamais de se mesurer pleinement avec l’étrangeté absolue de Dieu.
Il s’agit d’une égalité relative des deux parties en présence même si l’homme reste toutefois détenteur d’un moyen ténu lui permettant d’accéder à la lumière salvatrice de la vérité.
Mais le plus surprenant c’est que Dieu s’atteste surtout par son absence. Lorsque notre raison bute sur son énigmatique présence, c’est là qu’il se manifeste comme la nécessité la plus parfaite.
Il est le moteur et le miroir de notre raison humaine.
Danaë, 240x160 cm, 2007
Gisant, 80x300 cm,2007
L’artiste rennais travaille avec beaucoup de réalisme et un grand souci du détail les scènes tragiques comme s’il s’agissait de représenter un récit de la mythologie antique.
Il maîtrise à la perfection le trait et réussit à restituer les atmosphères lourdes et étranges en travaillant les fonds terreux par la technique du clair-obscur. Richesse de ces scènes malgré le désarroi des personnages.
Travail d’une grande ampleur comme les fresques d’une épopée qui souvent sont développées sur plusieurs panneaux.
Avec la sensibilité d’un sismographe, Tony Guillois sonde les profondeurs abyssales de l’être.
La réalité qu’il décrit devient cauchemardesque avec des têtes qui vacillent au bord d’un gouffre. Partout l’on sent humer l’odeur de la mort et de la décomposition.
Dans ces tableaux s’impose le mystère religieux à la manière d’un Mathias Grünenwald avec sa profondeur psychologique ou la vision hallucinante du bœuf écorché de Rembrandt.
Mais également son écriture picturale peut prendre la forme d’un paysage apocalyptique à la manière d’un Soubiran.
Tous ces tableaux vivent dans la splendeur lourde, passionnée et charnelle de la matière colorée.
L'existence des enfermés,160x120 cm,2009
Dans « l’existence des enfermés », Tony Guillois restitue avec un sens aigu du réalisme les chairs de l’homme crucifié, sanguinolentes et virant vers un gris- bleu.
C’est toujours l’énigme de l’Incarnation, cette présence du Fils de l’homme dans cette humanité souffrante et enfermée sur elle-même.
Cette peinture exprime aussi la quête d’une délivrance car il n’y a point d’issus en cette vie à ce monde dont le Sauveur a pourtant épousé la clôture.
Difficile en effet d’y voir le salut tant le scandale de la croix parait enfermer l’humanité !
Mais signe renversant et contradictoire que le salut ne peut pas venir hors du monde et qu’il viendra plutôt en oeuvrant à la plénitude de son accomplissement.
Situation, ô combien, perturbante et pourtant inscrite au cœur même du drame chrétien.
Le jeune artiste réussit une performance dans ce tableau en abolissant par un expressionnisme très soutenu toute distinction entre l’art et la vie dans le sillage de peintres contemporains comme George Grosz et Francis Bacon.
Ce dernier d’ailleurs dans de nombreux tableaux disséquait déjà le matériau corporel.
Et avec une parenté aussi avec l’expressionnisme abstrait de l’école de New York (De Kooning en particulier) qui allait se distinguer notamment par l’investissement du corps dans le processus de création.
Cette peinture est donc essentiellement révélation. Elle dévoile l’être-au-monde mais également celui qui appartient à l’ordre tout autre.
Et cette révélation s’est produite au rebours de tous les chemins : par l’extrémité du délaissement et de l’humiliation de l’homme meurtri dans sa chair.
Voilà toute la singularité et toute l’extraordinaire vérité de cette peinture de l’Incarnation.
Metz, le 6 mars 2011.
Christian Schmitt
(* citations et annotations tirées de l’ouvrage de Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Ed. Gallimard, 1985)
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