Nathalie Heinich, Le paradigme de l'art contemporain : Structures d'une révolution artistique, Gallimard, 2014 lu par Nicolas Poirier
Le précédent ouvrage de Nathalie Heinich sur l'art contemporain[4], rappelle l'auteur dans le prologue du livre [p. 20], avait été élaboré selon un double souci, d'ordre à la fois pragmatique et ontologique : il s'agissait de comprendre d'une part le fonctionnement de l'art contemporain, en faisant ressortir le système des interactions permettant de référer la proposition d'un artiste aux attentes et réactions du public, cette interaction ne pouvant se comprendre sans la prise en compte des médiations institutionnelles aptes à assurer la circulation de l’œuvre entre le créateur et son public[5].
Cette dimension pragmatique de l'enquête sociologique à laquelle entendait se livrer Nathalie Heinich se doublait d'un travail de ré-flexion, dont le but était de parvenir à identifier les caractéristiques essentielles de l'art contemporain, en procédant sur la base d'une analyse inductive, prenant pour point de départ le positionnement des différents acteurs, à la classification et à l'analyse des propriétés qui sont sur le plan ontologique celles des œuvres d'art contemporaines[6].
L'un des grands mérites de la sociologie de l'art telle que cherche à la mettre en œuvre Nathalie Heinich tient donc à son refus de toute approche de l'art en termes substantialistes, qui entendrait cerner le propre de l'art et ses effets en référence à une ontologie préalable : ce n'est qu'à partir de l'expérience de l'art tel qu'il est vécu dans sa pratique, autrement dit sur la base d'une analyse pragmatique qui se donne pour objet la façon dont les individus réfléchissent leur relation aux œuvres d'art, que l'on peut extraire quelque chose comme une essence de l'art[7].
Les multiples tentatives faites pour théoriser l'art pour ainsi dire du dehors, et sous la dépendance de catégories tenant davantage de la métaphysique que de l'analyse circonstanciée, reviennent à emprisonner le monde vivant de l'art sous une grille de lecture ne parvenant jamais à rendre compte de la façon dont les êtres humains, qu'ils soient les professionnels eux-mêmes ou le simple profane, font l'épreuve de la création artistique[8].
Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si même les philosophes se prétendant les plus novateurs et les plus originaux finissent par réifier les « pratiques de l'art » au prétexte de les conceptualiser pour leur donner sens – l'ouvrage de Gilles Deleuze sur Francis Bacon, par exemple, nous renseigne davantage sur la métaphysique qui est celle de Deleuze lui-même que sur la réflexivité à l'œuvre dans le travail de Bacon[9]. Par « pratiques de l'art », il ne faut d'ailleurs pas simplement entendre le processus créatif lui-même, auquel cas il conviendrait d'évoquer le terme au singulier, mais l'expérience plurielle que les différents agents font de l'art, quelque soit leur degré de proximité avec celui-ci.
Cette expérience c'est tout autant celle du critique averti que du béotien, et elle concerne aussi bien la pratique effective du créateur formulant une proposition esthétique que l'ensemble des opérations (catégorisation et classification des œuvres, perception de ces œuvres, jugement critique porté sur ces œuvres, interprétation philosophique) chargées de mettre du sens sur ces propositions[10].
D'où la définition que Nathalie Heinich entend donner de son travail dans le prologue du livre : ce dont il s'agit pour elle, c'est bel et bien d'élaborer une ontologie, mais une ontologie extraite du travail d'investigation cherchant à cerner l'effectivité de l'art. C'est donc pourquoi celle-ci peut assimiler son analyse sociologique de l'art à « une ontologie contextualisée des catégories que composent, et qui composent, le monde commun » [p. 21] – le commun du monde de l'art contemporain, puisque c'est cela qui est en jeu ici.
Réfutant par principe toute spéculation qui prétendrait conférer une signification abstraite à la réalité et la régenter de l'extérieur, l'ontologie pragmatique dont se prévaut Nathalie Heinich cherche, non à donner sens à un monde qui en serait initialement privé, mais bien plutôt à rendre compte de l'univers dans lequel l'art circule – et qui n'a pas attendu ni la philosophie ni la sociologie pour se constituer en tant que sphère autonome – ce qui passe notamment par l'analyse, et des effets que celui-ci produit, et du positionnement des acteurs que ceux-ci occasionnent.
En ce sens cette ontologie pragmatique, en tant que référencée à l'expérience pratique de l'art, vécue et réfléchie par les individus, implique une dimension contextuelle forte, puisque ce dont il s'agit de rendre compte, c'est de la réalité effective de l'art en tant qu'il est institué et relève donc d'un certain type d'institution et d'institutionnalisation, cette réalité renvoyant aux différents contextes dans lesquels il revêt à chaque fois une forme singulière.
L'originalité du travail de Nathalie Heinich ne tient d'ailleurs pas seulement à la démarche qu'elle se propose de suivre, et qui consiste pour elle non tant à se positionner en tant que sociologue de l'art sur un mode académique mais à faire un travail de ré-flexivité à la dimension à la fois ontologique et sociologique concernant l'art. Il tient également à la façon qui est la sienne de construire son objet.
Dans le cadre théorique qu'elle s'est efforcé d'élaborer, l'art contemporain ne doit pas en effet s'entendre au sens chronologique (et il faut bien le dire trivial) de la forme d'art qui succéderait à l'art moderne, mais en tant que « genre » à proprement parler, réalité générique totalement différente du genre moderne comme du genre classique [pp. 24-38, 52-54].
L'avantage qu'il y a considérer l'art contemporain en tant que genre, c'est-à-dire en tant qu'entité relevant d'un travail de catégorisation esthétique, et ne résultant pas uniquement d'une opération de découpage chronologique plus ou moins arbitraire[11], c'est qu'elle permet justement de cerner au mieux sur le plan ontologique les caractéristiques essentielles de l'œuvre d'art qualifiée de « contemporaine » : en ce sens, la différence entre l'art dit « moderne » et l'art dit « contemporain » ne tient pas à une question d'époque ou de chronologie mais renvoie aux propriétés d'essence qui sont celles du contemporain en tant que genre spécifique de l'art du 20ème siècle.
On dira ainsi, comme l'affirme Nathalie Heinich, que les ready-made de Duchamp (la roue de bicyclette, l'urinoir par exemple) appartiennent de plein pied au genre de l'art contemporain, alors qu'ils ont été pourtant réalisés à un moment de l'histoire de l'art que les spécialistes de la question qualifient de « moderne », et non de « contemporain » – à l'inverse l'une des œuvres les plus célèbres de Duchamp, Nu descendant l'escalier, réalisée à la même époque, semble constituer une expression emblématique de l'art moderne[12] [p. 34] .
De même que la musique « contemporaine » ne saurait s'identifier à la totalité des productions musicales à l'époque contemporaine, mais forme à l'intérieur de celle-ci un genre bien particulier et définissable selon des critères déterminés [p. 36], l'art « contemporain » ne désigne qu'une forme bien définie de productions artistiques à côté d'autres formes ne revendiquant nullement leur appartenance au genre « contemporain » : même si il n'y a plus beaucoup d'artistes aujourd'hui, note Nathalie Heinich, dont la pratique se réclame du classicisme [p. 25], l'art classique a encore de nombreux amateurs, comme en atteste le succès du musée du Louvre en termes de fréquentation, et il jouit apparemment d'une forte cote de popularité auprès du grand public, prompt à dénoncer le n'importe quoi en matière de création contemporaine[13] [pp. 329-339].
En ce sens, l'art contemporain doit d'après Nathalie Heinich être appréhendé, en raison même de sa structuration générique, comme constituant unparadigme [p. 42]. La notion de genre s'avère en effet insuffisante pour rendre compte de la spécificité de l'art contemporain, puisque limitée à la dimension esthétique – or ce qui se joue dans l'art contemporain, c'est du moins ce que Nathalie Heinich cherche à montrer, dépasse de loin les seuls enjeux esthétiques proprement dit, l'une des propriétés de l'art contemporain consistant précisément à faire sortir l'art d'un cadre de perception strictement esthétique.
Nathalie Heinich se réfère au terme de paradigme, au sens où le philosophe et historien des sciences Thomas Kuhn emploie ce terme, afin de caractériser l'ensemble des découvertes scientifiques à une époque donnée, au sens où celles-ci fournissent en terme de connaissance des problèmes et des solutions-types, reconnus comme tels par la communauté des savants[14]. Il faudrait donc entendre par là, d'après Nathalie Heinich, « une structuration des conceptions admises à une moment donné du temps à propos d'un domaine de l'activité humaine »[15] [p. 43].
Ce que veulent dire Kuhn et à sa suite Heinich, c'est qu'à chaque moment de l'histoire de la science, il existe un cadre intellectuel à l'intérieur duquel on peut légitimement poser un certain nombre de problèmes et y apporter une réponse, dans la mesure où la façon même de procéder dans l'énoncé d'un problème respecte les normes en vigueur au sein du paradigme en question. Or il y a des moments de crise où apparaissent certaines innovations conceptuelles qui mettent en cause la légitimité du paradigme dominant, ou de façon moins héroïque, certains faits qui par eux-mêmes posent problème, en ce sens que leur résolution devient impossible par la seule référence aux normes qui sont censées valoir dans le cadre du paradigme : ce type d'« anomalie »[16] vient mettre en question la conceptualité dominante et rend nécessaire une transformation radicale du champ du savoir[17], occasion par là même selon Kuhn d'une révolution scientifique.
L'intérêt des thèses défendues par Kuhn est de substituer à une conception continue de l'histoire de la science qui progresse linéairement vers la vérité en s'épurant progressivement de toute trace d'erreur une représentation en termes de ruptures et de révolutions[18], le paradigme dominant un moment le champ du savoir étant susceptible d'être remis en cause de manière radicale, au point de se voir remplacé par une conception du savoir alternative et mieux à même de rendre compte, et des découvertes nouvelles, et des innovations conceptuelles en la matière. Nathalie Heinich va s'efforcer de montrer qu'il est possible de transposer la notion kantienne de paradigme du domaine de la science dans le domaine de l'art, et de penser dès lors les révolutions artistiques sur le modèle des révolutions scientifiques en termes de changements de paradigme [pp. 44-49].
La révolution introduite par l'art moderne va à ce titre consister, si l'on se réfère à l'exemple emblématique de l'impressionnisme pris par Nathalie Heinich, à mettre en cause à la fois le principe de la figuration tel qu'il valait dans le classicisme et la hiérarchie des genres picturaux [pp. 45-46] : la mutation introduite dans le domaine de l'art par la peinture impressionniste aura consisté à donner une signification et une réalité nouvelle à l'espace pictural, en ne cherchant plus à représenter de façon idéalisée la réalité naturelle en référence à un modèle de nature conçue dans sa perfection mais en remettant en question, et ce de manière globale, le paradigme classique en matière de figuration : désormais l'artiste se doit de représenter la nature en exprimant dans cette représentation toute son intériorité[19]
– comme le formulera plus tard Picasso, « le peintre ne peint pas ce qu'il voit, il peint ce qu'il imagine »[20]. Du coup, un nouveau paradigme artistique se met en place et on bascule alors vers un régime de l'art de type vocationnel[21] : l'œuvre d'art ne doit dès lors plus être conçue comme l'imitation d'une beauté idéale dont la représentation sous forme d'image picturale par exemple constitue le reflet, mais doit par principe être expressive et surtout valoir comme absolument singulière, l'artiste exprimant en elle ce qu'il a d'irréductible et mettant ainsi à l'épreuve le canon figuratif traditionnel.
La révolution introduite par l'art contemporain va consister à radicaliser le geste de mise en question de la tradition par l'art moderne : ce n'est plus tant la figuration qui pose question, et avec elle les critères de la représentation conformément à une norme de beauté objective et transcendante, que la définition même de l'art[22] [pp. 24, 62-63 et 110]. Ce que l'art contemporain remet en cause, ce n'est pas seulement la façon canonique de représenter les choses et l'ordre hiérarchique des différents modes de représentation, voire le fondement de la représentation si l'on suit les propositions les plus radicales dans le cadre du paradigme moderne, comme celles de Malevitch par exemple, qui ne transgressaient jamais le cadre figuratif lui-même, ce qu'il met radicalement en question c'est le principe même de l'art[23].
Est en ce sens contemporaine toute œuvre qui joue avec les frontières ontologiques de l'art et remet en cause sa définition même, ce que l'art moderne, même le plus radical, n'avait jamais cherché à faire : c'est dans cette mesure que l'on peut saisir toute la radicale nouveauté de l'art contemporain qui ne s'exprime plus tant au travers d’œuvres matérialisées, conçues comme le prolongement direct du corps de l'artiste, que dans des pratiques et des expériences qui mettent à mal la notion même de créateur. L'objet esthétique se diffractant dans le contexte de sa mise en œuvre, il est logique que les frontières ontologiques qui séparaient le royaume de l'art du domaine de la vie ordinaire finissent par éclater[24] : l'œuvre d'art contemporaine tend à se dématérialiser dans sa conceptualisation et à se dissoudre dans les installations, happenings et autres performances, « le débordement de l'œuvre au-delà de l'objet » [p.], selon l'heureuse expression de Nathalie Heinich, constituant l'une des propriétés essentielles de l'art contemporain et de son ontologie implicite [pp. 89-113].
Ce qui explique d'ailleurs bien des malentendus entre défenseurs et contempteurs de l'art contemporain [p. 111] : cette extension de l'œuvre au-delà de ce qui lui offrait traditionnellement une matérialité tangible a eu pour principale conséquence de jeter un flou quant à sa définition ontologique, et d'introduire un flottement considérable concernant sa signification et sa valeur esthétique [p. 110-113] – de là les accusations d'imposture et de snobisme adressées par la partie du public la moins initiée à nombre d'« œuvres » contemporaines[25]. Du coup, on peut se demander si la méprise, pour ne pas dire le différend, ne viendrait-pas en réalité du fait que l'on a continué à qualifier d'art des pratiques ne relevant justement plus de l'ontologie de l'art traditionnelle. C'est du moins à cette interrogation que l'ontologie pragmatique et contextualisée de Nathalie Heinich, brillamment mise en œuvre dans ce livre, nous force à nous confronter.
[1] Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2014. Tous les renvois à ce livre seront indiqués à même le texte, et non dans les notes de bas de page. Le numéro de la page ou des pages sera indiqué entre crochets.
[2] Voir Nathalie Heinich, Ce que l'art fait à la sociologie, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1998, pp. 24-25, ainsi que Faire voir. L'art à l'épreuve de ses médiations, Paris, Les impressions nouvelles, « Réflexions faites », 2009, pp. 7-33.
[3] Voir ibid., pp. 32-33.
[4] Nathalie Heinich, Le triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1998.
[5] Voir ibid., pp. 53-56, ainsi que la troisième partie, pp. 247- 326. Voir égalementFaire voir. L'art à l'épreuve de ses médiations, op. cit., p. 14.
[6] Voir Le triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques, op. cit., première partie, pp. 73-173.
[7] Voir Faire voir. L'art à l'épreuve de ses médiations, op. cit, p. 31.
[8] Voir Nathalie Heinich, La sociologie à l'épreuve de l'art. Entretiens, première partie, La Courneuve, Éditions Aux lieux d'être, pp. 11-12.
[9] Gilles Deleuze, Francis Bacon : logiques de la sensation, 1994, rééd., Paris, Seuil, « L'ordre philosophique », 2002.
[10] Voir Ce que l'art fait à la sociologie, op. cit., pp. 24-25.
[11] Voir également Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain, Paris, L'échoppe, « Envois », 1999, p. 20.
[12] Voir ibid., p. 20-21.
[13] Voir Nathalie Heinich, L'art contemporain exposé aux rejets. Études de cas, 1997, rééd., Paris, Hachette/Littératures, « Pluriel », 2009. Voir également Le triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques, op. cit, deuxième partie, pp. 175-246.
[14] Voir Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, 1970, trad. L. Meyer, 1983, rééd., Paris, Champs/Flammarion, 2006, notamment pp. 29, 63 et 155.
[15] Voir aussi Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain, op. cit., pp. 11-12.
[16] Voir Thomas S. Kuhn, op. cit., chap. V et VI.
[17] Voir ibid., chap. VIII et IX.
[18] Voir ibid., pp. 124, 133 et 138-139 notamment.
[19] Voir Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain, op. cit., p. 13-14.
[20] On pense aussi à la formule du peintre allemand Caspar David Friedrich : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu'il voit en face de lui, mais aussi ce qu'il voit en lui. »
[21] Voir Nathalie Heinich, Du peintre à l'artiste. Artisans et académiciens à l'âge classique, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1993, pp. 205-208, ainsi que L'élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005, pp. 66-68, 82-100.
[22] Voir Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain, op. cit., pp. 9 et 17-20.
[23] Voir ibid., p. 9 : « Le problème n'est plus que Duchamp ferait de la mauvaise peinture (comme on en accusait les impressionnistes), mais que ce qu'il fait n'est plus de la peinture, ni de la sculpture, tout en prétendant être de l'art. »
[24] Voir La sociologie à l'épreuve de l'art. Entretiens, op. cit., pp. 49 et 53-55.
[25] Voir Le triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques, op. cit, pp. 209-217.