L'AVANT-GARDE

 

Définition de l'avant-garde.

(Extrait du magazine "Arts Magazine" année 1980 de André Parinaud et Michel Ragon)

 

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Dans la terminologie militaire qui d'abord a été la sienne, c'est un détachement de pointe chargé de frayer la voie du régiment qui monte à l'attaque. Appliqué au domaine de l'art, c'est l'invention opposée à la routine, la jeunesse opposée à la maturité, l'insolence opposée à la prudence, l'irrespect opposé au conformisme. C'est l'anti-académisme, l'anti-officialité, la rupture avec systèmes établis, la marginalité, la contestation.

L'avant-garde de ces 20 dernières années répond peu à ces critères. Lorsqu'on est exposé en permanence à Beaubourg, lorsqu'on a la faveur de tous les musées dans le vent et de tous les critiques à la mode, lorsqu'on accapare les galeries les plus huppées, lorsqu'on est côté à l'Hôtel Drouot, peut-on prétendre être d'avant-garde? C'est pourtant ce qui s'est produit. Les artistes qui se prétendent d'avant-garde se sont installés dans une officialité infiniment plus solide que les honorables membres de l'Institut. Ils se sont non seulement insérés dans le "système", ils sont devenus le "système".

Si les artistes d'avant-garde de Courbet au surréalisme ont été la vivante contradiction, la permanente contestation de la société industrielle, l'avant-garde de ces vingt dernières années en renouvelant sans cesse ses modèles pour séduire la clientèle en se démodant très vite, s'est insérée dans le cycle production consommation.

L'artiste dit d'avant-garde en provoquant sans cesse des oeuvres qu'il veut scandaleuses (alors que la véritable avant-garde n'est scandaleuse que malgré elle; voyez Manet et Cézanne si désolés de faire scandale) stimule la consommation des objets artistiques. Marchands, collectionneurs et critiques lancent des artistes comme on lance des produits commerciaux. Pour entretenir la consommation on a même "inventé" l'oeuvre d'art périssable.

 Ces oeuvres périssables auraient-elles conduit à un antifétichisme ? Non, elles ont mené au contraire à un fétichisme de l'objet. Et ce fétichisme de l'objet même si cet objet de rebut, ne fait qu'entériner le fétichisme de l'objet dans la vie quotidienne.

Beau résultat !

Il n'est nul besoin d'un discours idéaliste pour soutenir "la qualité" d'une oeuvre d'art, elle se suffit à elle-même dans sa démonstration et personne ne s'y trompe.

Une oeuvre d'art est une projection de l'imaginaire d'un artiste et cet imaginaire est lui-même un effet de sa liberté de créer, de sa volonté, de la métamorphose et de son psychisme, et de sa mémoire, et de sa culture et de ses désirs. Une oeuvre d'art est en-soi qui certes est née du plus existentiel d'un être, mais pour montrer aussi bien sa vertu que sa différence, son mal que son bien, sa foi, son espérance, que ses doutes.

Elle n'est pas un effet de la logique de l'histoire et seules les apparences appartiennent à l'anecdote, au folklore, au contexte.

Une oeuvre d'art est une affirmation de l'existence de l'âme et c'est là la grande différence qui séparera toujours un penseur primaire d'un homme qui place la transcendance au centre de sa réflexion sur le monde.

Les artistes sont sans doute les seuls qui, par leur création "échappent" au système, même si leurs corps ou leurs personnages en restent prisonniers. lorsque ces systèmes se sont écoulés, ce sont les oeuvres qui demeurent avec un message qui ne doit rien, lui, au système et, qui, quelquefois, au contraire, le transcende ou le nie.

L'avant-garde existe. Elle est sans doute ce qu'il y a de plus essentiel dans la démarche des créateurs qui sont la fine fleur de cette humanité en marche vers son destin de liberté...évolution qui n'existe et ne se vérifie justement que par le jeu profond de ses artistes, qui dans leur combat contra la société, défendent son intérêt supérieur.

L'artiste est le fer de lance du véritable progrès éthique, moral et finalement social, car il incarne les exigences du nouveau style de vie. De toutes ses formes d'expression, certes, l'art est le reflet d'un monde, mais cela ne signifie pas qu'il en est le miroir.

Sa fonction essentielle est de mettre en évidence les conditions de la révolution permanente dans la mesure où il instaure les valeurs d'un nouveau langage, une autre définition de la vérité; et le reflet qu'il renvoie à la société n'est jamais tout à fait le même que celui qu'il a reçu.

Le regard de l'artiste est métamorphosé, il est re-création, il est volonté de différence, il est recherche permanente de nouvelles formes de réalités.

Oui, il existe aujourd'hui un Van Gogh inconnu qui conquerra une nouvelle forme de liberté et à travers lequel les hommes se définiront, se reconnaîtront, se voudront différents.

Le véritable artiste est celui qui a la force de nier les codes et de déterminer ses propres lignes de force, à partir de quoi une société peut sentir la réalité d'un progrès et opérer une mutation.L'âme n'est pas un épiphénomène, l'oeuvre est chargée de tous les sucs, mais aussi de tous les venins, de toutes les volontés constructives, mais aussi de tous les plaisirs et les ambitions de rupture et de défis.Elle porte la rage et la grâce.

A chaque grande étape de l'humanité, à chaque découverte scientifique essentielle, à chaque rupture aux codes, surgit une oeuvre qui, comme un diapason, donne le "la" nouveau de l'histoire.

Les impressionnistes n'annonçaient pas seulement la fin du monde agraire et les dernières minutes de bonheur d'une société qui allait renoncer aux saisons pour entrer dans la frénésie industrielle, mais surtout l'énorme mutation de sensibilité que nous connaissons aujourd'hui et dont quelques termes donnent l'équivalence comme relativité, monde en expansion, physique nucléaire.

 Et l'on ne peut s'empêcher de penser que les rayons du soleil éclatant sur les blés et les coquelicots étaient comme la prémonition de l'existence de ces rayons qui sont à la fois continus et discontinus.

C'est cela l'avant-garde, comme le cubisme incarne la fin du rêve des tapis volants et l'avènement des avions c'est-à-dire du monde vu à la verticale du regard où il n'y a plus ni haut, ni bas, ni droite, ni gauche, mais une vision globale des choses, comme les fauves sont l'énergie plastique, apparus à la date exacte où Einstein édite sa théorie de la relativité comme les surréalistes sont la parfaite illustration des théories de Freud.

Aucune de ces révolutions n'a été bourgeoise, et les artistes n'avaient, dans la plupart des cas, aucune connaissance des vérités technologiques ou scientifiques, mais ils ont perçu les effluves et incarné les formes et les images qui ont communiqué au psychisme humain et aux yeux de tous des vérités fondamentales.

L'art n'a que faire des hommes de discours, l'art est le "faire", il est "génie", il est résistance, il est clairvoyance, il est prophétie.

L'art n'a que faire des révolutionnaires, il est la révolution.

La création est un désert, "un rien devant soi" où l'on avance sans guide, sans certitudes.