LE MONDE CULTURE ET IDEES | • Mis à jour le | Par Josyane Savigneau
Il est évidemment plus agréable d’accrocher dans son salon les tableaux que faisait le plasticien libanais Charbel Samuel Aoun avant sa série From the Dust : des explosions de couleurs révélant d’immenses arbres, aux branches levées vers le ciel.
Une vitalité réconfortante. Mais cet artiste veut aujourd’hui partager ce qu’il vit comme « la dureté des temps »,le drame des réfugiés syriens au Liban. Ses toiles récentes montrent des êtres égarés, au regard interrogateur, semblant émerger d’une poussière brune. Une vision de désolation. « Pour cette série de onze tableaux, dit-il, j’ai utilisé, non pas de la peinture, mais une matière naturelle, la poussière de mon jardin. Je voulais montrer des personnes brûlées qui pourtant essaient de s’en sortir, d’avancer. Mon galeriste n’aime pas beaucoup cela. »
Ce travail témoigne de sa compassion pour les réfugiés. « Toutefois, leur présence rend la vie quotidienne plus difficile,reprend-il. Nous avons 1,4 million de réfugiés dans un pays de 4 millions d’habitants. Rapporté à la population française, c’est comme si 23 millions de personnes arrivaient sur le territoire français. »
Né en 1980, Charbel Samuel Aoun a connu la guerre, les bombardements, jusqu’à l’âge de 11 ans. Une expérience qui le rend apte à comprendre ce que ressentent les réfugiés syriens. Mais leur afflux affecte grandement le quotidien, dans ce Liban où rien n’a jamais été simple. Les problèmes d’eau et d’électricité sont décuplés. Une certaine tension naît entre Syriens et Libanais, car les réfugiés, pour trouver du travail, négocient leur salaire à la baisse. « Même les peintres syriens exposent ici, à bas prix. C’est difficile pour les Libanais, dans tous les domaines. »
Au point que cet homme, tout en étant en empathie avec le sentiment d’exil des réfugiés, se demande s’il ne doit pas lui-même s’exiler, venir en France, d’où son épouse est originaire – elle vient d’écrire une pièce de théâtre, Fouilles, publiée avec des illustrations de Charbel Samuel Aoun.
Une histoire qui n’est pas spécifiquement libanaise. Un déjeuner de famille banal qui tourne au drame, au règlement de comptes. On ressort les secrets, les vérités enfouies depuis des années, dont la révélation fait basculer les relations et les sentiments. Mais les illustrations de Charbel Samuel Aoun renvoient à une tragédie plus violente. Elles sont imprégnées de la réflexion qu’il mène aujourd’hui, de sa vision plutôt noire de l’existence.
« Sans cesse partagé entre deux désirs »
Tout son propos comme son œuvre actuelle sont sous le signe de la contradiction, du déchirement. Il aime son pays, sa lumière et le lieu où se trouve son atelier, Fanar, à 8 kilomètres de Beyrouth, sur les hauteurs.
Depuis 2007, ce passionné d’arbres et de fleurs a réalisé, près de son atelier, un jardin extraordinaire. Il a acheté des oliviers déjà vieux, aux troncs racontant toute une histoire. De ses voyages, il a rapporté des plantes rares, qu’il a acclimatées au Liban.
Le désordre apparent cache un ordre très subtil. Parcourir ce jardin est en soi un voyage, et on voit comme Charbel Samuel Aoun est heureux de montrer et de décrire cette autre création, vivante, toujours en mouvement, de faire goûter une baie au goût étrange, une clémentine bien mûre, une orange douce. Et même d’offrir un citron géant, plus gros que les pamplemousses d’à côté.
Il reconnaît être « sans cesse partagé entre deux désirs ». « Je veux rester près de ce jardin, bien sûr. En tant qu’artiste, je souhaite être ici, défendre mon pays et témoigner. Mais en tant que père, je veux donner à mes deux enfants, qui ont 1 et 3 ans, de la stabilité et de la sécurité.
Récemment, on a fait analyser l’eau. On savait bien qu’il ne fallait pas la boire. Mais on nous a dit qu’elle était si malsaine qu’il n’était même pas bon de prendre des bains, de se laver avec cette eau. Je voudrais mettre ma famille à l’abri sans abandonner mon pays. » Comment faire ? Charbel Samuel Aoun ne trouve toujours pas la réponse, mais pose et repose la question. Dans son travail de plasticien comme dans la conversation.
Il sait que le Liban est un pays résilient, si l’on peut employer ce terme à propos d’un pays. La vie politique est chaotique. Depuis la fin du mandat de Michel Sleiman, en mai, il n’y a plus de président de la République, le Parlement n’ayant pas réussi à élire un successeur.
L’économie n’est pas au beau fixe. L’existence est de plus en plus rude, Charbel Samuel Aoun insiste là-dessus. D’abord pour les réfugiés syriens, puis« pour tout le monde, à cause d’eux, sauf bien sûr pour les riches qui échappent aux tracas divers, aux coupures d’électricité par exemple, car ils ont des groupes électrogènes ».
En dépit de ce tableau plutôt noir, « la vie est là, comme toujours au Liban »,dit-il. Les théâtres sont pleins, les groupes musicaux se multiplient, les plasticiens exposent, les écrivains publient, les cinéastes tournent des films. Certains parlent de résistance. Charbel Samuel Aoun se rallie plutôt au propos de Paul Mattar, qui dirige le Théâtre Monnot, à Beyrouth, un théâtre privé créé en 1997 : « Ce n’est pas une résistance, c’est devenu un mode de vie. On ne résiste pas à ce qui est désormais une seconde nature, on vit avec. »
« La voix des invisibles »
C’est dans cette dynamique qu’il s’est inscrit depuis 1999, quand, parallèlement à ses études d’architecture, il a commencé son travail de plasticien. Peintures – avec une première exposition personnelle en 2007 à Beyrouth, à l’Institut français – et installations, depuis 2005.
Il a un galeriste libanais et a aussi exposé et vendu dans une galerie de Dubaï. Jusqu’en 2009, il a continué son travail d’architecte, car il ne pouvait pas vivre de celui de plasticien. « Puis j’ai pu abandonner l’architecture et me consacrer entièrement à mes tableaux, mes installations. Et aussi à mon jardin. » Début mai, une de celles-ci a été présentée à Paris, à l’Institut du monde arabe (IMA), dans le cadre de l’exposition « Syrie Cris-Action ».
Elle s’appelle « La voix des invisibles ». Au Liban, en 2013, Charbel Samuel Aoun a recueilli des récits d’anonymes. Des réfugiés, des Libanais qui ont connu la guerre, des gens plus jeunes. Ils lui ont parlé dans la langue dans laquelle ils se sentaient le mieux, l’arabe, l’anglais ou le français. Ensuite, il a imaginé un mur couvert de téléphones. Le spectateur est invité à les décrocher et à écouter les récits.
« C’est la matière désormais qui compte pour moi »
« L’année 2013, c’est le moment où la couleur a disparu de tous mes tableaux. C’est la matière désormais qui compte pour moi, la poussière, qui porte une histoire et un sens. Mon travail ne se vend plus. Mais je le sponsorise, si je peux le dire ainsi, avec mes tableaux plus anciens, qui plaisent. »
Charbel Samuel Aoun a aussi plusieurs installations en cours. Elles évoquent toutes l’insécurité, le danger et « le sentiment de l’exil »,qui ne le quitte plus. Celui des exilés vivant au Liban et celui de son propre exil. L’idée que la guerre est sans fin, qu’elle peut toujours reprendre, est symbolisée dans You Might Be Next. Une bouteille de gaz est suspendue à l’envers, reliée à un vieux réchaud. Quand on s’approche, le feu du réchaud s’allume et on pense que tout va exploser.
« J’ai en moi cette inquiétude, mais je rencontre périodiquement des gens lumineux, qui croient dans le Liban, dans son avenir, sa vitalité. Alors je reprends espoir, je me dis que je devrais peut-être rester ici, avec mon jardin, avec ma création, avec la chaleur et la lumière. » Pourtant, à Noël, Charbel va venir pour se mettre en quête d’une maison, dans les brumes froides de l’Ile-de-France.