L'antisémitisme révélé par les "cahiers noirs " ?
Il devrait y avoir du grabuge à la BnF, en janvier prochain. Pendant trois jours, une belle brochette de penseurs contemporains est invitée pour débattre d'un thème qui n'en finit pas d'exciter les esprits: le cas Heidegger. Le colloque s'intitulera «Heidegger et "les juifs"» et réunira Peter Sloterdijk, Philippe Sollers, BHL, Jean-Claude Milner, Blandine Kriegel, Barbara Cassin...
L'énoncé fait référence à la publication des «Cahiers noirs», qui viennent de révéler un Heidegger non seulement nazi (ce que l'on savait), mais aussi antisémite (ce que ses défenseurs niaient). De quoi creuser un peu plus le fossé entre ceux qui dénoncent un philosophe définitivement dangereux et ceux pour qui, malgré tout, il nous aide à penser le monde contemporain.
Les «Cahiers noirs», «die Schwarzen Hefte» en allemand. Brrrr... Difficile d'imaginer une épithète plus adaptée au personnage, plus propre à frapper les esprits. Martin Heidegger n'a cessé de traîner avec lui une renommée ténébreuse, assemblage de plusieurs éléments hétérogènes.
Il y a d'abord l'obscurité de son langage, qui enthousiasme une partie du public philosophique et effraie l'autre: le Dasein, l'être-pour-la-mort, l'étant, la clairière de l'Etre. Puis quelques traits biographiques de ce paysan souabe, raide comme «un colonel à la retraite» (Sartre), qui n'aimait rien tant que de se réfugier dans son chalet («die Hütte») sur les hauteurs de Fribourg, dans la Forêt-Noire. Et bien sûr, les échos de son épisode hitlérien, dont l'ampleur fut révélée au grand public par le livre choc de Victor Farias, en 1987. Philosophe le jour, nazi la nuit : ces carnets inédits prolongent une légende noire déjà bien étayée. Dans l'enfer de la philosophie, le «druide nazi» (Deleuze) descend une nouvelle marche.
Tempête garantie
Martin Heidegger était un homme d'une organisation extrême. Avant de mourir, en 1976, il avait établi à l'intention de la maison Klostermann, éditeur philosophique sis à Francfort, un plan détaillé de ses oeuvres complètes doublé d'un échéancier précis de leurs publications: 102 volumes, avec tous ses cours, de nombreux inédits, ainsi que d'intrigants «Cahiers noirs».
Jusqu'à présent, le plan était appliqué à la lettre, sous la supervision de Hermann Heidegger, fils cadet du maître, et de Friedrich-Wilhelm von Herrmann, qui fut son dernier assistant: deux rigides gardiens du temple, qui n'hésitèrent pas à censurer la préface écrite par Barbara Cassin et Alain Badiou à l'édition française des lettres à sa femme. C'est ce bel ordonnancement qui a été bouleversé cet hiver quand Klostermann a décidé d'anticiper la publication des «Cahiers noirs», avec trois volumes couvrant la période 1931-1941. Pour la première fois, la nouvelle attaque contre le grand penseur venait de la maison mère. Tempête garantie.
Au risque d'enlever du romanesque à l'affaire, précisons tout de suite: si Heidegger leur a lui-même donné ce nom réfrigérant, ce n'est pas en référence à leur contenu, mais à cause de la pigmentation de leur couverture. Il s'agit de 34 cahiers, en toile cirée noire, où le philosophe a consigné pendant quarante ans des réflexions très élaborées. Il y a peu de ratures, et les phrases sont visiblement recopiées: ce ne sont pas des brouillons ni des formulations à l'emporte-pièce, et leur statut de message destiné à la postérité ne fait guère de doute. «Un testament philosophique», suggère Peter Trawny, le chercheur allemand qui a piloté leur publication, l'homme par qui le scandale est arrivé.
Les trois volumes publiés représentent 1200 pages: à l'heure qu'il est, rares sont les spécialistes qui ont fait le tour de ce grimoire d'outre -tombe écrit dans le sabir lyrico-conceptuel de l'auteur d'«Etre et Temps»... Peter Trawny en fait partie et, fort de cette avance, il a publié simultanément un petit essai, «Heidegger et l'antisémitisme», où il recense et analyse la quinzaine de passages des «Cahiers noirs» consacrés au judaïsme.
L'ouvrage sort cette semaine en français, et sa lecture permet de mesurer les trois registres où se déploie l'antisémitisme de Heidegger:
1) l'association des juifs à «l'esprit de calcul»;
2) l'accusation de «vivre selon le principe racial», c'est-à-dire de rester entre eux, justifiant ainsi le rejet de la part des autres populations;
3) «l'absence de sol» et le déracinement, une thématique que Trawny estime directement inspirée par les «Protocoles des sages de Sion».
Trois clichés aussi vieux que l'antisémitisme. Trois «raisonnements» (si l'on ose dire) absolument affligeants (1).
Le diagnostic de Trawny ne souffre donc pas la contestation et, un peu partout dans le monde, les chercheurs en ont pris acte. Mais, comme toujours, c'est en France, première succursale de l'internationale heideggérienne, que les révisions sont les plus déchirantes.
Ironie de l'histoire : en septembre 2013, quelques semaines avant l'annonce de la publication des «Cahiers noirs», venait de paraître un «Dictionnaire Martin Heidegger » dont l'article «antisémitisme» s'ouvrait par cette phrase:«Il n'y a pas une ligne antisémite dans tous les écrits connus du philosophe.» Un «Dictionnaire» piloté par les derniers représentants d'une étonnante lignée d'inconditionnels qui ont été depuis trois générations les véritables ambassadeurs du maître en France et que les «Cahiers noirs» ont pris complètement à contre-pied.
Le fondateur de cette lignée, Jean Beaufret, figure haute en couleur de la philosophie française des années 1950, monta voir Heidegger dans sa hutte de la Forêt-Noire dès 1946, muni d'un panier de provisions et de son admiration, avant d'organiser traductions et rencontres en France. Son disciple, François Fédier, supervise depuis quatre décennies la traduction de l'oeuvre intégrale chez Gallimard (2); et il a eu lui-même pour élève Hadrien France-Lanord, l'auteur de l'article sur l'antisémitisme.
Or, sur l'interprétation des «Cahiers noirs», un fossé s'est ouvert entre les générations. Pour Fédier, il suffit de traduire Judentum par «judaïsme» au lieu de «juiverie» pour que l'accusation tombe ! France-Lanord juge au contraire les extraits des «Cahiers noirs» «accablants» et il a entièrement remanié son article en vue de la deuxième édition du «Dictionnaire». En France aussi, le noyau dur des fidèles est atteint.
Dénazification
Et, pourtant, malgré la violence du choc, il est à parier qu'on va continuer de lire Heidegger en France. Son influence est si ancienne, elle touche des courants d'idées si variés qu'on la voit mal se tarir d'un coup. Tout commence en 1934 quand, séjournant à Berlin, Sartre achète «Etre et Temps»... Depuis, les plus grands penseurs français le lisent, l'admirent, le fréquentent.
Jean-Paul Sartre, Edgar Morin ou Jean Guitton sont allés le voir à Fribourg. Lacan l'a reçu dans sa maison de campagne. A la fin des années 1960, le poète René Char, ancien résistant, l'a invité à trois reprises chez lui, au Thor, près d'Avignon, pour tenir un séminaire privé où se précipitèrent des jeunes gens promis au plus bel avenir, comme Giorgio Agamben ou Barbara Cassin. Et cela en toute connaissance de cause.
Dès 1946, «les Temps modernes» consacrent un dossier entier à son passé, dans lequel Sartre conclut en substance: oui, il était nazi, et alors? Au point que le philosophe Dominique Janicaud, lui-même disciple, a pu écrire que le penseur allemand a bénéficié dans la France des Trente Glorieuses d'une véritable opération de «dénazification». A contrario, en Allemagne et dans les pays anglo-saxons, il a pratiquement disparu du paysage philosophique depuis les années 1980. (3)
Encore aujourd'hui, il est frappant de voir se réclamer de lui, sans rien ignorer de ses errements politiques, des penseurs aussi différents qu'Alain Finkielkraut (théoricien de l'identité nationale), Luc Ferry (défenseur du libéralisme), Michaël Foessel (pilier de la revue «Esprit») et Jean-Luc Nancy (figure de la gauche radicale).
Joints par «l'Obs», ceux-ci ne voient pas dans la publication des «Cahiers noirs» de quoi remettre en question leur attachement. Non par déni, mais parce que, comme le résume Ferry, «cela ne fait que confirmer ce que tout lecteur un peu honnête sait depuis longtemps et cela ne change rien au fait qu'il ait été le plus grand penseur du XXème siècle». Et c'est là que commence le vertige qui saisit dès qu'on s'approche du cas Heidegger: qu'y a-t-il de si fascinant dans sa pensée pour reléguer au second plan une faute politique aussi grave?
La réponse la plus percutante et la plus précise se trouve chez Hannah Arendt. En 1969, elle qui avait été successivement son étudiante, sa maîtresse, son admiratrice et sa critique intransigeante, se souvenait du parfum d'excitation qui se répandit chez les étudiants quand le philosophe commença à enseigner. «La rumeur le disait: la pensée est redevenue vivante; les trésors culturels du passé, qu'on croyait morts, reprennent sens [...]. Il y a un maître; il est peut-être possible d'apprendre à penser.»
Emmanuel Levinas, qui suivit les mêmes cours presque à la même époque, en fit un récit identique: «Il me disait qu'il avait été bouleversé par la nouveauté de cette pensée. Pour les jeunes gens de l'époque, c'était éblouissant», rapporte Luc Ferry.
Ces jeunes gens étaient souvent juifs : Arendt et Levinas, mais encore Leo Strauss (l'inspirateur des néoconservateurs américains), Herbert Marcuse, Hans Jonas et plus tard Jacques Derrida. Paradoxe? Au mitan du siècle, dans une pensée européenne qui renonce à l'Absolu, face à l'avènement d'un monde de plus en plus prosaïque,Heidegger a proposé une échappée dont l'éclat brille encore.
Au-delà des réalités prosaïques qui saturent nos vies modernes, il postule un socle immuable, éternel, préalable: le fait que l'homme existe avant même d'avoir telle ou telle propriété. D'un côté, il y a «l'étant», ce monde de choses rationnelles et pratiques où l'Occident s'abîme depuis deux mille ans et qui trouve son apothéose dans le triomphe de la technique, de l'efficience, de la «pensée calculante». De l'autre, il y a «l'Etre», qui est la vibration de la pure existence, sans utilité, sans contrôle, et que seule la «pensée méditante» peut saisir. L'Occident a oublié l'Etre, et c'est son malheur.
Comme la plupart des critiques de la modernité, la prose heideggérienne flirte avec la nostalgie du passé et de la terre qui ne ment pas. Mais, chez lui, le propos prend une ampleur inédite, et l'«oubli de l'Etre» est un long enchaînement qui conduit de Socrate au libéralisme en passant par le christianisme, le rationalisme, le communisme. Pour revenir au fondement perdu, il faut démonter pièce par pièce ces «ismes» qui font écran. Ce démontage qu'il nommait «Destruktion», Derrida le traduisit et le fit fructifier sous l'appellation de «déconstruction», formidable outil à défaire les fausses vérités du monde contemporain.
Venu d'un tout autre horizon, celui de la «deuxième gauche», Michaël Foessel revendique l'héritage heideggérien pour la même raison: «Il y a une volonté de refermer l'espace ouvert par sa pensée. Nous avons besoin de ses concepts pour analyser et critiquer le mélange de capitalisme et de technique dont notre présent est tissé.» Directeur de collection au Seuil, le jeune philosophe a même décidé d'y publier un inédit de Heidegger, ébréchant le monopole dont jouit Gallimard depuis toujours, en France.
"Grosses bêtises"
Et l'antisémitisme dans tout ça? Dans ce bref aperçu théorique, on aura noté la place centrale occupée par la critique de «la pensée calculante». Il s'agit bien de la même notion utilisée à propos des juifs dans les «Cahiers noirs». Où ils sont, du reste, en bonne compagnie: l'américanisme, l'impérialisme anglais et même le nazisme y sont accusés de la même dérive calculatrice. Comme le note Hadrien France-Lanord, «c'est cette indistinction qui pose problème»: mettre en équivalence judaïsme et nazisme l'année où commence l'extermination des juifs, quel aveuglement!
Circonstance aggravante : avant-guerre, Heidegger était entouré de juifs, à commencer par Edmund Husserl (son maître en phénoménologie, auquel il a dédié «Etre et Temps») ainsi qu'une bonne partie de ses nombreuses conquêtes féminines. Il n'ignorait donc rien des persécutions dont ils avaient été victimes dès l'installation du IIIe Reich. Élu recteur de l'université de Fribourg en avril 1933, à la demande du régime, il s'opposa au placardage d'affiches antijuives, aida tel collègue juif, tel étudiant contraint à l'exil. Mais il n'en fit pas moins allégeance au Führer et rêva de prendre la direction spirituelle du régime.
Revenu de ses illusions, il démissionna au bout de dix mois pour se replier sur ses cours, se contentant de dénoncer le racisme biologique des nazis. Sa bravoure est limitée: lorsque, pour la réédition d'«Etre et Temps», les nazis censurent la dédicace à Husserl parce que c'est un juif, Heidegger accepte et relègue l'hommage dans une note de bas de page. En 1945, au moment de la chute du régime, il est à jour de sa cotisation au NSDAP (Parti national-socialiste des travailleurs allemands). «Un mélange de conformisme et d'aigreur» sublimé par «une production langagière géniale», résume Barbara Cassin.
« Le penchant au tyrannique peut se constater dans les théories de presque tous les grands penseurs», notait Arendt, en 1969 à propos de son ancien amant. «On peut être un immense penseur et ne rien comprendre à la situation politique. C'est une leçon pour tous les philosophes», approuve le philosophe Marcel Gauchet, qui, en tant qu'éditeur chez Gallimard, aura la responsabilité de publier les «Cahiers noirs» en français.
Platon à propos des poètes, Rousseau sur les femmes, Hegel parlant des Africains, Schopenhauer fustigeant la sexualité: l'histoire de la philosophie est remplie de «grosses bêtises», pour reprendre l'expression utilisée par Heidegger afin de qualifier son épisode nazi dans son interview posthume au «Spiegel». Il n'en dira pas plus, et ses rarissimes expressions sur la Shoah ne comportent aucun repentir. Parce qu'il avait honte, veulent croire ses thuriféraires. Vraiment?
Les concepts sont comme tous les instruments fabriqués par l'homme: ils sont indispensables pour changer le monde, mais ils peuvent aussi blesser et tuer, il faut les manier avec autant de prudence qu'une pelle ou une pioche. Heidegger en manqua singulièrement lorsqu'il laissa surgir, comme un diable de sa boîte, au paragraphe 74 d'«Etre et Temps», la notion de «Volk»(le «peuple»). L'adjectif völkisch, qui renvoie explicitement à la race, suivra rapidement...
Les peuples ont un destin et celui du peuple allemand est de renouer avec l'Etre pour régénérer l'Europe: voilà l'idée meurtrière dont le penseur allemand sera à jamais comptable. Que, parmi ses lecteurs d'aujourd'hui, on recense Alexandre Douguine, le théoricien de Poutine, est là pour nous le rappeler.
Éric Aeschimann du Nouvel Observateur, le 20/09/2014.
(1) « Heidegger et l'antisémitisme »,
traduit par Julia Christ et Jean-Claude Monod, Le Seuil.
(2) En octobre paraîtra ainsi le cours de 1920 :
«Phénoménologie de l'intuition et de l'expression», Gallimard.
(3) « Heidegger en France », PUF, 2001.