Le directeur d'études à l'Ecole des hautes Etudes en sciences sociales et rédacteur en chef de la Revue Le Débat (Gallimard) revient sur les attentats de Charlie Hebdo et la mobilisation du 11 janvier. Cent jours après, le philosophe et historien s'interroge sur le mystère de «l'effet Charlie».
Y-a-t-il au final un avant et un après Charlie Hebdo?
Cette question me plonge dans une très grande perplexité. D’un côté, pour des gens qui, comme moi, suivent intensément l’actualité, nous avons tous été saisis par cet événement hors norme, «monstre» comme le dit Pierre Nora. De ce point de vue, il y a un avant et un après. Il y a eu une sorte de césure exceptionnelle par sa profondeur dans l’histoire française récente. Mais d’un autre côté, trois mois après, on se demande si cet événement énorme a laissé de véritables traces. Reste-t-il quelque chose de cette mobilisation exceptionnelle, en temps de paix, qui a vu des millions de personnes qui n’étaient pas habituées à manifester descendre dans la rue? A certains égards, on a le sentiment que tout se passe comme si rien ne s’était passé. Pour moi, c’est le vrai mystère de «l’effet Charlie». C’est un événement qui a été exceptionnel par l’intensité d’affect, de commentaire, de mobilisation et qui s’est évanoui comme s’il n’avait jamais eu lieu, sans laisser de trace profonde. A ce titre, il est doublement extraordinaire.
Comment expliquez-vous un tel effacement?
Je crois que cela met en lumière la force du présent fabriqué par l’appareil médiatique dans nos sociétés d’aujourd’hui. Le présent est une séquence de temps qui ne s’étend guère plus loin que quinze jours en amont et quinze jours en aval de l’instant T. Au-delà de cette sphère interne de l’actualité, il n’existe ni avant, ni après. Il y a sans doute également une autre explication plus profonde. Sur le moment, cet événement a produit une espèce de sidération, a donné le sentiment de se heurter à une réalité totalement incompréhensible, tout en provoquant en réaction un sursaut de refus à la fois pacifique et très déterminé. Mais dans un second temps, comme on ne comprend rien, comme on a l’impression que l’on n’a pas les moyens d’affronter cette réalité hors normes, celle-ci s’efface. Cela relève du même processus psychologique que les traumatismes. La société française en a subi un qui s’est évanoui de sa conscience vigile, mais qui, dans son subconscient, est bel et bien là. L’avenir nous dira s’il a laissé des traces en profondeur ou non, et quelle en est la nature.
La résilience est pourtant toujours une étape nécessaire…
Viendra-t-elle? Qui peut le dire? Cela dépendra également de la survenue ou non d’une deuxième série d’attentats aussi terribles. Dans ce cas, sans doute, la réaction ne serait pas comparable. Mais au fond, ce qui me frappe, c’est la résignation de notre société à ne pas comprendre. C’est nouveau. Auparavant, face à des événements de cette ampleur, elle réagissait en profondeur en suscitant une vraie mobilisation intellectuelle. Dans le cas des attentats de janvier, je ne l’observe pas. Sur le moment, les appareils médiatiques en tous genres ont commenté abondamment, convoqué des spécialistes divers et variés. Dans sa proportion, le discours d’accompagnement a été surabondant, mais sans que cela débouche sur la requête d’une intelligibilité plus profonde que des commentaires à chaud.
Pourquoi une telle démission intellectuelle?
Ce climat défaitiste me frappe. Je l’ai éprouvé moi même dans le milieu académique. Il y a quelques semaines, requis par mes étudiants sur ce sujet, j’ai tenté une explication théorique de ces événements. Et j’ai ressenti un double sentiment. J’ai eu l’impression de répondre à une attente profonde et, à la fois, j’ai senti au fond une sorte de scepticisme face à la nécessité d’une telle entreprise. En fait, je me suis fait l’effet d’un ancien combattant Don Quichottesque, livrant le combat de la raison – au nom de celle-ci, on doit pouvoir comprendre de tels phénomènes – et se heurtant au doute. Ce micro-phénomène me semble révélateur de l’état général de sociétés européennes qui ont perdu leur allant. Derrière cela, il existe un vrai motif de fond. Les Européens sont devenus incapables de comprendre des comportements procédant de motivations religieuses, quelles qu’elles soient. Ceux-ci sont devenus tellement inintelligibles pour nous que l‘on préfère se dire que ce type de radicalisation n’a rien à voir avec l’Islam, la religion, qu’ils relèvent plutôt d’explications sociales. Parce que ces jeunes sont pauvres, déscolarisés, exclus, ils ont basculé. C’est la seule explication accessible à l’entendement de nos sociétés. Et en même temps, comme l’on voit que cela ne colle pas vraiment – tous les miséreux paumés ne se lancent pas dans de telles entreprises terroristes – on préfère vite renoncer à comprendre. C’est un profond défaitisme de l’intelligence.
Quelle est donc votre explication théorique des événements?
Je crois que nous avons affaire – mutatis mutandis – à des expressions nouvelles du processus central qui a occupé l’histoire européenne depuis cinq siècles et que je propose d’appeler « sortie de la religion». Il ne se réduit pas au déclin de la foi et de la pratique religieuse, il a pour enjeu la fin de l’organisation religieuse des sociétés et l’invention de cet autre mode d’organisation politique, juridique, économique que nous appelons «moderne». C’est un phénomène long, profond, qui n’a cessé de susciter chez nous des réactions de rejet, des refus, des tentatives de retour en arrière. Le monde musulman est aujourd’hui en proie à une effervescence de ce type. Cela n’a rien d’extraordinaire; nous l’avons connu. Mais il est vrai que pour ces sociétés, l’entrée dans la modernité de type occidental semble particulièrement difficile. Elles sont travaillées par des contre-mouvements violents comme nous l’avons vu avec les Printemps arabes. Cela tient pour partie sans doute à la nature particulière de la religion musulmane, mais c’est en outre amplifié par le fait que la modernité apparaît comme un phénomène d’importation au sein de sociétés qui ont subi le joug colonial et qui ont, à son égard, des réactions de rejet identitaire.
Faut-il être inquiet ?
C’est une inconnue majeure de notre situation historique. Ce n’est pas parce que nous avons affaire à des mouvements que nous pouvons comprendre en comparaison de notre Histoire, que ceux-ci prendront le même cours. La comparaison est justifiée et éclairante, mais elle ne dit pas tout. Nous sommes devant une incertitude majeure sur ce balancement, ce tiraillement de forces antagonistes qui atteint dans ces régions du monde des niveaux paroxystiques. Le passé y est plus lourd qu’ailleurs et l’aspiration à en sortir y est plus forte qu’ailleurs aussi. Cela ne pousse pas à la pacification.
Si l’intellectuel a démissionné, le politique a-t-il été à la hauteur?
Les responsables politiques ont montré de la dignité, de la responsabilité. Il n’y a pas de reproche technique à leur formuler. Evidemment sur le fond, ils n’ont aucune raison d’être plus éclairés que la société dont ils ont la charge. Quelle que soit leur bonne volonté, ils sont dépassés par une situation dont ils n’ont pas les clés. Au final, ils sont dans la même passivité que nous tous. En cela, ils sont nos représentants. Comme disait Coluche, les politiques nous prennent pour des cons et ils voudraient que l’on soit intelligents. On pourrait renverser la formule : nous prenons les politiques pour des cons et nous voudrions qu’ils soient intelligents! Nous sommes tous désarmés face à une situation historique qui nous échappe largement. C’est globalement le problème européen d’aujourd’hui. Cela a commencé sur le plan économique. Cela se poursuit avec cette géopolitique nouvelle, où nous devons affronter l’anomie africaine et l’ébullition moyen-orientale. Face à ces bouleversements, nous n’avons ni l’intelligence de la situation, ni les moyens d’agir. C’est ce qui alimente le scepticisme que l’on mesure un peu plus chaque jour. C’est le révélateur d’une Europe aujourd’hui dépassée.
Sur France Inter, le 14 janvier, vous expliquiez qu'une «prise de conscience collective du séparatisme identitaire» qui existait à l'école pouvait surgir de ces événements. Les mesures annoncées en faveur de l'école par le gouvernement sont-elles adaptées?
C’est très bien de consacrer de l’attention à l’école qui en a bien besoin. Mais l’école n’est pas la réponse directe à une situation comme celle que nous connaissons. Pour une raison simple : dans le meilleur des cas, les effets se feront sentir dans quinze ans. Les plus optimistes estiment qu’il faut 30 ans pour transformer tout un modèle scolaire. Que ferons-nous d’ici là ? Se concentrer sur l’école est un leurre, un moyen de ne pas affronter le présent. L’école est le reflet de la société. Le séparatisme identitaire déborde son cadre, il est à l’œuvre dans toute la société. Elle peut être un des moyens de réponse, mais pas le seul. Le séparatisme identitaire s’enracine aussi dans la contre culture naturelle du net et des réseaux sociaux. Tous les complotistes ne sont pas des collégiens!
L’autre débat issu de ces événements est celui sur l'Islam et sur la place des musulmans de France. Jusqu’où doit-il aller ?
Je trouve qu’il n’a pas réellement lieu. Il est cantonné par principe à la sphère économico-sociale. Il est résumé par le mot de Manuel Valls: «apartheid». Avec cela, on aurait l’explication à tout. Mais même si cela peut recouper quelques réalités, même si je n’en sous estime pas l’importance, le sujet va bien plus loin. Je le redis: nos sociétés européennes sont incapables d’appréhender ces phénomènes qui relèvent du cadre mental et social fourni par la religion dont elles sont aujourd’hui tellement loin. C’est pourtant le monde autour de nous. Un milliard de ses habitants sont sortis de ce cadre et six milliards ont toujours un pied dedans même s’ils sont en train de s’en extraire. Cela donne une idée de la profondeur du décalage.
Quel est votre diagnostic sur les valeurs de la République ?
Le diagnostic me paraît très contrasté. Ce que le 11 janvier a montré, c’est que ces valeurs qui ne sont plus affichées et célébrées chaque jour sont incorporées par la grande majorité des acteurs de la société. C’est une erreur de croire à leur déclin parce qu’elles ne sont plus invoquées à tout bout de champ. Nous n’en parlons pas, parce que nous sommes tous d’accord, que c’est l’évidence banale, qu’elles sont nos manières d’être très profondes. C’est la même chose avec le sentiment national. Il n’est pas plus utile de le brandir en permanence; il est inscrit très profondément dans le patrimoine commun, comme on l’a vu avec le patriotisme tranquille du 11 janvier. Le paradoxe est que l’on voit bien en même temps le problème que cela sous entend: quand la République devient en quelque sorte une routine, une manière d’être, ses principes sont banalisés. Or on gagne à avoir les idées claires et précises pour construire une société organisée pacifiquement. De ce point de vue là, nous avons les bénéfices d’une pacification républicaine très profonde et les inconvénients : on en prend, on en laisse et on ne sait plus très bien ce que c’est. D’où un certain désordre social.
Vous incluez la laïcité, brandie comme un étendard par certains politiques ?
Bien sûr. La laïcité me paraît un principe là aussi profondément intégré. Je suis d’ailleurs très frappé par le fait que le monde catholique est devenu dans sa masse un fervent pilier de la laïcité. Les Eglises chrétiennes d’aujourd’hui n’ont aucune envie de se réinstaller dans l’ancien modèle où le sabre avait le goupillon pour adjuvant principal. La laïcité est devenue une seconde nature pour la France. Globalement, il me semble que toutes les exploitations politiques de ces événements ont été balayées. Au final, ils n’auront pas changé grand-chose sur l’échiquier politique. Pour ceux qui étaient déjà convaincus que les thèses du FN étaient les bonnes, cela a ratifié leur diagnostic ; ceux qui les jugeaient mauvaises ont été renforcés dans leur sentiment. Le 11 janvier qui a demandé à son voisin, dans la rue, s’il était de gauche ou de droite? Tout le monde s’en moquait. Le 11 janvier n’a pas été une manifestation de droite, ni de gauche. C’est très rare dans l’histoire française.