L'épidémie pixaçâo

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L’épidémie pixaçâo.

Selon Steven Heller (*), la lecture en 2005 d’un article de François Chastanet sur le phénomène pixaçâo à Sâo Paulo au Brésil dans la revue anglaise du design graphique Eye (n°56) a été pour lui une vraie révélation.

Alors qu’il était très dubitatif sur la portée artistique du « tag » qui atteignait un développement considérable  dans les années 1980 à New-York - lui-même n’y voyant souvent qu’une laideur inculte qui défigurait sa ville - le voilà qu’il succombe au sens esthétique et à la vision conceptuelle de cette nouvelle écriture  du Brésil, le pixaçâo.  

Dans l’avant-propos du livre de Chastanet publié en 2007 « Pixaçâo : Sâo Paulo Signature », il réitère son admiration pour le travail graphique réalisé par les pixadores.

Effectivement Chastanet en véritable érudit va, dans cet ouvrage,  analyser et décrypter cette nouvelle forme d’écriture avec une rigueur toute scientifique.

Diplômé de l’Ecole d’Architecture et de Paysage de Bordeaux, il poursuit ses recherches en 2001 à l’Atelier National de Recherche Typographique à Nancy sur la signalétique puis dans le cadre d’un DEA « projet architectural et urbain : théories et dispositifs » à l’Ecole d’Architecture de Paris-Belleville en 2002.

Enseigne actuellement le design graphique et la typographie au sein de l’option Communication de l’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Toulouse. Et travaille enfin  dans l’architecture, la conception graphique et le dessin de caractères.

(* designer graphique, directeur artistique senior du New York Times, critique, commissaire d’exposition et professeur de la School of Visual Arts à New-York) 

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Il débute d’abord son long travail de recherche et d’investigation  par la description du geste scriptural.

Il rend compte de la raréfaction de l’écrit à la main au profit d’une transmission des mots qui passe actuellement  par l’intermédiaire d’un clavier d’ordinateur.

Mais paradoxalement face à cette perte de vitesse de l’écriture manuscrite, il démontre qu’une autre forme d’écriture manuelle semble émerger, celle des « tags ».

Même si les designers graphiques et les typographes, dans leur large majorité, considèrent le graffiti comme une négation de leur travail de conception (au mieux une pratique dégénérescence de la calligraphie !), l’auteur n’adopte nullement la même position.

Dans le graffiti, il y voit au contraire  un langage écrit doté d’une signification profonde. Certes il déplore qu’aucune recherche approfondie basée sur une analyse visuelle n’existe réellement à ce jour (approche sociologique ou sémiologique notamment) et que tout reste encore à faire.

Le fait que cette écriture comme toute forme  de graffiti, soit exposée sur un mur et sa verticalité, le conduit à voir un retour vers les forces  pulsives et gestuelles de la main s’exprimant notamment dans des signatures.

Baudrillard décèle dans ces signatures, les mots-images, ceux qui  constituent des signifiants vides. « Eux seuls sont sauvages, en ce que leur message est nul. » (« Kool Killer, ou l’insurrection par les signes. » L’échange symbolique et la mort, Gallimard, Paris, 1976, pp 118-128)

En réalité en parlant de « nul », il veut signifier que ce signe calligraphique n’a pas la prétention de transmettre un sens, car il est lui-même le sens.

C’est pourquoi les « tags », ces graffitis-signatures provoquent un changement de la perception de l’environnement quotidien – comme un  exutoire salvateur face à l’ennui généralisé qui règne au cœur de la relation de la métropole et de l’anonymat.

De même la signature apparaît comme un dessin identitaire – comme une «trace visible d’un geste du corps» selon Béatrice Fraenkel (Genèse d’un signe, Gallimard, 1992).

Ces signatures peuvent donc être considérées comme un contrepoint salvateur à la publicité et au marketing.

Et l’on retrouve cette même unité visuelle à la  base de ce langage (l’image-nom) comme seul contenu de ces écritures de New-York à Sâo Paulo.

L’invasion de l’écrit serait donc comme la réponse à une réalité urbaine post-industrielle dégradée, basée sur la publicité, la consommation d‘espaces et d’images et qui  ici se détruirait  par ses propres armes ?

Chastanet va ensuite poursuivre  son étude par le biais du corps et de  l’architecture.

Il expose notamment la singularité du travail accompli par les pixaçôes par rapport aux graffeurs américains. Le fait que ceux de Sâo Paulo  développent un imaginaire calligraphique totalement différent.

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Celui-ci est très influencé par l’univers des logos et pochettes de disques de « heavy-metal » et de « punk-hardcore » des années 80.

On retrouve des modèles d’écritures comme le Runique ou l’Etrusque ainsi que diverses « blackletters » (que l’on peut définir en français sous l’expression générale de « gothique ») comme la Fraktur.

Alors que la spécificité du phénomène new-yorkais fut de transformer les flancs de métro, à Sâo Paulo, c’est l’objet architectural sous toutes ses déclinaisons (de l’immense tour de bureaux à la maison suburbaine).

Mais les toits et le sommet des façades constituent la cible la plus recherchée et la plus respectée car seule une élite maîtrise cette pratique.

Les pixadores utilisent de façon indifférenciée le rouleau ou la bombe de peinture comme outil.

Leur écriture n’est pas pensée en fonction du papier et de la main, mais par rapport aux déplacements possibles du corps, ce qui implique une simplification et une segmentation du tracé, afin de maintenir la possibilité de dessiner la lettre, puis l’image-mot en plusieurs temps.

En effet le tracé des glyphes est parfois effectué à l’envers, la partie supérieure du corps des pixadores étant penchée vers le bas, dans le vide, pour atteindre le sommet des façades depuis le toit.

L’aspect « action héroïque »  surpasse en certaines occasions la dimension esthétique.

Le travail d’interlettrage peut paraître très poussé et rigoureux, le but étant d’occuper l’ensemble de la surface envisagée.

On désacralise en quelque sorte l’architecture urbaine, celle-ci devient support-prétexte à l’écriture.

Et l’on transforme des immeubles d’aspect banal en arcs de triomphe à la gloire d’un individu ou d’un groupe.

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Au niveau calligraphique, les pixadores utilisent la capitale romaine monumentale par excellence, traditionnellement employée dans les messages politiques et syndicaux sur les murs ou des banderoles.

La lettre produite par eux constitue un hybride entre gothique et romain. Il faut souligner qu’en calligraphie, le lettrage gothique est traditionnellement composé en minuscules.

Or, on constate chez eux  plutôt l’utilisation d’un alphabet « capitalisé » renforcé par l’influence des logos, ceux-ci étant presque exclusivement envisagés en capitales.

Et la question qui revient de manière lancinante : pourquoi ce choix culturel de la forme ?

Indéniablement les scribes des favelas de Sâo Paulo emploient une écriture dont la finalité n’est plus la communication mais l’expression identitaire, négligeant volontairement  le contenu du texte pour s’intéresser essentiellement aux valeurs expressives de l’exécution.

Face au phénomène de la globalisation et de perte d’identité du monde actuel, on assiste à un fétichisme  de la forme.

Ces personnes souvent marginalisées dans ces mégapoles modernes développent une pensée magique avec des signes et des symboles véhiculés par les différents réseaux de distribution commerciale.

L’identité est avant tout une construction largement idéalisée, imaginaire pour soustraire les individus et les groupes aux atteintes du temps.

Il faut lier ce phénomène de signatures identitaires à l’idée « d’abris iconographiques » créés pour faire face au prétendu universalisme imposé par la consommation.

Pourquoi cette fascination pour les « blackletters » dans l’imaginaire global? Le choix esthétique des formes gothiques ? Faut-il y voir des valeurs traditionnelles de rigueur conservatrices ?

Certes le courant musical « métal » dont se réfèrent certains pixadores conduit à une symbolique de la mort et à une fascination pour les mythes de destruction. Certains y verraient même  une attirance pour les thèmes nazis ?

En fait la véritable influence est ailleurs. Les « writers » des favelas  semblent plus être attirés par les qualités picturales immédiates des lettrages gothiques et point par leur origine historique ou linguistique.

Ils ont développé un imaginaire original. A ce titre la stylistique pixaçâo se démarque nettement des autres pratiques largement mondialisées et homogénéisées du graffiti.

Sâo Paulo est l’une des rares villes à avoir fabriqué sa propre tradition d’écriture hors du sempiternel imaginaire new-yorkais « originel », imité sans inventivité de nos jours à travers le monde.

(Résumé du livre de Chastanet avec de larges extraits de l’auteur)

Voir également le travail de l'artiste Tetar qui s'inspire de l'écriture pixaçâo: http://lenouveaucenacle.fr/dialogue-debride-avec-tetar-artiste-du-street-art

Rencontre avec François Chastanet par Marz & Chew from Marz + Chew on Vimeo.

UPTV: Pixação in São Paulo from UPmagazine on Vimeo.

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