Comme dans un rêve, Jean Cocteau à Metz en 1962

« Comme dans un rêve » Jean Cocteau à Metz en 1962

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Le dernier livre de Christian Schmitt relate le travail réalisé dans cette métropole lorraine par le poète un an avant de quitter ce monde. 

Un travail d’une très grande portée symbolique puisqu’il concerne autant les décors qu’il exécutera pour Pelléas et Mélisande que les vitraux de l’église Saint-Maximin, cette tapisserie de lumière, comme ultime paradigme de sa pensée. 

En réalité ces deux œuvres illustrent parfaitement le rêve qui habitait le poète. 

Il l’avait porté si haut et si fort qu’on avait l’impression qu’il s’était transformé en un chant qui résonne encore sous les voûtes de cette petite église de la rue Mazelle. 

Pelléas et Mélisande

Ce fut à l’initiative du Comité d’organisation du Festival International de Metz de 1962 (dénommé plus précisément le 5ème Festival de musique, théâtre, ballets et arts plastiques), présidé par le docteur Georges Fouquet, que Pelléas et Mélisande avait pu être joué dans cette ville avec la participation exceptionnelle de Jean Cocteau pour les décors et costumes. 

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Le rideau de scène

C’est une pièce de théâtre symboliste en cinq actes de Maurice Maeterlinck, créée le 17 mai 1893 au Théâtre des Bouffes-Parisiens et mise en musique par Claude Debussy.

- des décors en transparence:

Cocteau avait eu l’idée de réaliser les décors de Pelléas en transparence. Avec l’aide de calques, il a relevé les vieux décors de l’Opéra-Comique de l’époque, ceux de 1902 lors de la première représentation de cet opéra. 

Grâce à ce procédé du calque, Jean Cocteau  allait pouvoir reproduire l’univers du rêve et de la magie. 

Butinant comme une abeille, il avait toujours pris l’habitude de s’approprier et faire siennes d’anciennes illustrations comme ce fut le cas déjà lors de son film La Belle et la Bête où il s’inspira des gravures de Gustave Doré du XIXe s. qui ornaient les contes de Perrault. 

De même il est indéniable que pour la forêt du premier acte de Pelléas, Cocteau se soit aussi  quelque peu inspiré de Gustave Doré avec son enchevêtrement des arbres et cette perspective de la profondeur. 

- sa mise en oeuvre de la perspective:

Sur l’un des calques (le 4°)  de Cocteau, on peut voir un décor paysager, dans lequel émerge partiellement l’architecture d’un château avec une tour.  

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Il sait pertinemment qu’en faisant disparaître des portions d’édifices sur les côtés (ici à gauche avec une partie du château et plus loin à droite avec une architecture à peine dessinée), cela produit inévitable- ment l’illusion d’un espace qui se prolonge au-delà du dessin. 

De même lorsqu’il place l’horizon au niveau du point de fuite et fait passer les premières parallèles à l’endroit occupé par les spectateurs. 

- le style de ses décors et costumes:

« Le japonisme mallarméen de l’époque Pelléas et les dessins de Manet pour l’Après-midi d’un faune, voilà sur quoi, je m’appuie après coup en disant aux journalistes que le style de mes décors vient de là. » 

(Le Passé Défini, VIII, p.186)

Cocteau est très influencé par l’oeuvre de Mallarmé et notamment par le poème  « L’Après-midi d’un faune ».

Ce poème se focalise, en effet, sur le personnage d’un faune qui ne cesse de monologuer. On est à la fois plongé et partagé entre rêve et réflexions ainsi que par des souvenirs d’amour de nymphes. 

Le peintre Manet réalisera en 1876 des illustrations pour ce poème et s’inspirera beaucoup de l’esprit des estampes japonaises.

C’est pourquoi Cocteau allait pouvoir tenter de traduire ce japonisme mallarméen dans les décors de Pelléas et Mélisande à Metz. 

- Comment va-t-il « japoniser » les décors ?

Pour ce faire, il utilisera des décors épurés, avec principalement des rideaux en transparence afin de susciter le rêve. En effet des rideaux en tulles comme des surfaces qui laissent passer la lumière (« cette curieuse transparence de cristal » dit-il !) et qui font penser effectivement à des panneaux japonais. 

Cocteau joue aussi beaucoup avec les ombres et les lumières afin de créer un réel envoûtement : pour qui veut se laisser bercer par cette lenteur subtile, à la manière des grands maîtres du cinéma japonais. 

-les costumes:

Cocteau voulait également compléter la grâce exotique de ces décors-estampes japonaises par les costumes des personnages qui eux, en revanche, devraient signifier la reprise des thèmes médiévaux. 

Dans son journal du jeudi 22 mars 1962, il indique clairement son intention de recourir au costume médiéval, lorsqu’il relève les vieux décors de l’Opéra-Comique. 

« Là-dedans évolueront des personnages en costume médiéval, d’une grâce exquise. » 

(Le Passé Défini, VIII, p.70)

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Les vitraux de l’église Saint-Maximin

Jean Cocteau lorsqu’il fit exécuter ses premiers vitraux en 1962 à l’église Saint-Maximin, qualifiée par lui de « chapelle romane », il ne pouvait imaginer qu’un jour cette œuvre devienne son dernier chef-d’œuvre et pour comble de malchance, il ne puisse l’achever lui-même de son vivant. 

Agé de 73 ans, il avait déjà perdu beaucoup de temps car, cette commande n’était pas la première à Metz. Elle fait suite à une autre pour laquelle, hélas, il essuya un refus. Il s’agissait de la verrière du transept nord de la cathédrale Saint-Étienne de Metz. 

Le fait d’avoir été « recalé » à la cathédrale, l’avait d’ailleurs fortement ébranlé et les propos de la commission, qui lui ont été rapportés, vont aussi l’affecter durablement. 

Pour ce nouvel édifice, l’église Saint-Maximin, il pressentait aussi certaines difficultés à venir: « Besogne énorme et qui m’effraye » disait-il.

En réalité c’est grâce à Jean Dedieu, son cartonnier qu’il pourra réaliser les maquettes de l’abside (baies 0 à 5) et de la chapelle nord (baie 9). Mais pour les autres verrières,  ce seront des réalisations posthumes réalisées à partir  des dessins de Cocteau ( baies 7,8, 10 à 14, 16 et 18) qui ont été laissés à son fils  adoptif Edouard Dermit et  que celui-ci avait transmis  à Jean Dedieu.  

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- l’introduction de la mythologie dans une église:

Cocteau n’y voyait dans sa démarche aucune offense ni blasphème vis-à-vis de la foi chrétienne, car son désir ultime qui était de révéler l’intemporalité et l’éternité était en fait très proche de la foi en la résurrection.

Car ce sont en fait la mythologie grecque et les mythes anciens qui lui avaient révélé l’intemporalité en s’affranchissant du temps. Cette croyance en l’éternité, que la mort peut être vaincue, vient de sa connaissance des mythes anciens. 

En cela Cocteau était resté très proche de Nietzsche pour qui la tragédie grecque «nous arrache momentanément aux tourbillons des formes changeantes. » 

( Jean-Pierre Millecam, L’Étoile de Jean Cocteau, Éd. Criterion, Paris, 1991, p.34)
Pour ce philosophe, en effet, faire renaître les mythes de l’antiquité constitue un espoir de vrai renouveau, permettant de combattre les certitudes de la rationalité socratique qui a conduit à l’esprit scientifique de l’homme moderne. 

Se faisant, seules en conséquence les légendes anciennes donnent l’occasion de réenchanter notre monde moderne ! 

C’est pourquoi pour Cocteau, mythe , sacré et réalité sont liés.

En choisissant de mettre en scène les héros de la mythologie grecque et certains personnages des mythes anciens, dans ses vitraux de Metz, il n’y a rien en réalité de choquant ni de scandaleux dans la mesure où il s’agit pour lui d’introduire le sacré ! 

- la première fenêtre de base, le symbolisme de la bipolarité :

Jean Cocteau avait débuté par les vitraux situés dans le chevet (derrière l’autel), espace appelé aussi abside de l’église. Or, il n’avait pas commencé son premier vitrail par la baie 0 (baie d’axe) conformément à la numérotation officielle (voir plan ci-dessous) mais par la baie 2. 

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En effet la numérotation des vitraux commence par la baie d’axe (baie 0), celle qui se trouve directement derrière le chœur. Pour les vitraux qui se trouvent sur les côtés nord et sud, les baies sont numérotées impaires et paires. 

La Baie 2 : la première réalisation « L’homme et la femme, le soleil et la lune. »   

 

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la femme  associée  à la lune

(partie basse)             

En associant les deux sexes (homme et femme) à deux astres différents (le soleil et la lune), Cocteau voulait traduire le symbolisme de la partition et des polarités. 

Deux mondes qui apparaissent à la fois opposés et complémentaires comme le Yin et le Yang. Derrière le visage de l’homme, que l’on découvre dans la partie supérieure, se profile immédiatement en dessous l’astre solaire et de la même façon pour le visage de la femme c’est celui de l’astre lunaire. 

Opposés et complémentaires comme le sont dans le récit de la création selon la Bible (livre de la Genèse), Adam et Ève. 

Et puis aussi, toujours selon ce même récit, la partition sexuelle va conduire ensuite à la chute et à la perte du paradis terrestre et donc finalement à l’éternité qui y était attaché. Cela intéresse bien évidemment Cocteau qui veut s’échapper de l’espace/temps pour retrouver la dimension atemporelle. 

- L’Homme aux bras levés (la deuxième fenêtre réalisée par Jean Cocteau):  

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Au premier regard, le motif de l’homme aux bras levés apparaît très distinctement, bien qu’il soit situé dans la partie inférieure du vitrail. Mais comme il occupe à lui seul cette partie basse, on ne voit que lui. 

En revanche dans la partie supérieure du même vitrail, on peut découvrir le même motif comme s’il avait été dupliqué. Cependant l’effet n’est plus le même puisque cette seconde représentation est intégrée dans une composition plus vaste, censée représenter un personnage dans son entier. 

On voit effectivement une représentation humaine dans sa totalité, avec les membres supérieurs et inférieurs. 

Mircea Eliade rappelle que lorsque le chaman adopte cette position pendant les cérémonies, il s’exclame «  J’ai atteint le ciel. Je suis immortel. » !

Par ailleurs, cette même figuration est très proche du hiéroglyphe Kha de l’Egypte antique. Or, cet idéogramme est censé représenter la double personnalité (mâle et femelle) permettant à l’homme d’être parfait et donc de bénéficier de l’immortalité. C’est l’androgyne , l’Adam Kadmon de la kabbale !

Ainsi l’individu mâle serait probablement celui de la partie haute avec la colombe qui prolonge son bas-ventre. Souvent la colombe est un attribut de Vénus symbolisant les doux liens du mariage. 

Et par conséquent la colombe serait donc celle qui permet la jonction avec le «paredrum », le double de sexe opposé. Dans une interprétation plus «freudienne», il est possible d’assimiler cette colombe aux attributs sexuels du double. 

La tête allongée à la verticale du volatile ferait donc penser à une représentation phallique ? 

Par ailleurs ce «double» de sexe masculin dont la tête est ornée d’une couronne sous forme de deux tours d’une cathédrale (Notre Dame de Paris ?) pourrait symboliser également une divinité comme celle de la mythologie égyptienne. Le couronnement est toujours un attribut de l’Être supérieur. 

En revanche la croix qui apparaît sur le torse du double masculin ne serait nullement un signe religieux (comme la colombe d’ailleurs !). 

En effet cette croix plumée serait plutôt un attribut du dieu et roi légendaire Quetzalcoalt (divinité des Aztèques de la fertilité mais aussi de la mort et de la résurrection). 

- les autres baies de l’abside pour remonter le temps:

À travers les quatre baies de l’abside, l’artiste va pouvoir développer un récit à l’envers permettant de remonter aux temps originaires et tout faire converger vers la baie « 0 » de l’homme aux bras levés, l’homme androgyne qui bénéficie de l’immortalité et qui a existé avant la séparation des sexes.

La lecture se fera en commençant d’abord à droite par les baies 4 et 2 et ensuite à gauche par les baies 3 et 1, celles-ci étant situées de part et d’autre de l’axe central constitué par l’homme aux bras levés.  

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Le processus à l’envers inauguré par Cocteau va donc fonctionner de la façon suivante et ne concernera que les 5 baies de l’abside (0 à 4) et non les deux baies extérieures étant  plus décoratives (5 et 6).

À droite de l’abside, la lecture s’effectuera selon une rotation dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, soit de droite à gauche. Ainsi elle se fera bien à l’envers du temps puisqu’on partira de la baie 4 pour ensuite continuer par la baie 2. 

La baie 4 évoque la quintessence de l’évolution humaine représentée ici dans cette fenêtre par la civilisation égyptienne. C’est pourquoi cette baie, symbolisant la magnificence de cette culture, est ornée par la luxuriance d’une végétation composée par autant de palmiers, de papyrus, de plantes en bouquets ou en bouquets montés. (la fleur comme mythe de la résurrection). 

Le processus à l’envers nous amène ensuite à la baie 2 qui voit naître deux astres, le Soleil et la Lune, caractérisant l’un des moments importants de la création du monde (le 4e jour selon la Genèse). 

En revanche dans la partie gauche de l’abside, on effectue un parcours à l’envers de l’envers, puisqu’on provoque une rotation inverse à la précédente. Cette fois-ci, en effet, on va dans le sens des aiguilles d’une montre et donc du temps et par conséquent on remet à l’envers à l’endroit (comme le suggérait  Marcel Duchamp avec son texte pour le film de Santo Sospir qu’il proposa à Jean Cocteau) ! 

Dans ce processus à l’envers de l’envers, on accède à la baie 3 avec la création du monde d’en bas et celui du monde d’en haut (la Terre et le Ciel) pour enfin arriver à la toute première étape de la création, c’est- à-dire à l’œuf cosmique (baie 1), qui est à l’origine du Grand Tout ! 

En conclusion:  de l’invisibilité de son travail !

Alors que son travail vitrailliste conduit à des interprétations fort nombreuses et d’une grande portée symbolique, curieusement, Jean Cocteau est resté pratiquement muet. 

À Jean Dedieu qui l’assistait en permanence dans l’exécution des vitraux, il a seulement bien voulu reconnaître la figuration de l’homme aux bras levés en ces termes : 

« Ce petit bonhomme les bras en l’air pourrait être une mise en garde, rien de plus, chacun trouvera sa part. » 

En fait, rien d’étonnant pour un poète qui cultive en permanence son invisibilité comme un signe d’élégance ! « L’élégance cesse si on la remarque. La poésie étant l’élégance même ne saurait être visible. » (Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, éd. Bernard Grasset, 1953, p. 13.)

Ainsi en est-il de même pour l’ensemble de son travail ! 

Mais en érigeant ce petit bonhomme les bras en l’air comme une mise en garde, n’augmente-t-il pas davantage encore les spéculations à son sujet ? 

Il sait que cette œuvre n’est pas purement décorative mais il se garde bien d’en dire davantage. Sachant que « toute œuvre trop vite convaincante, sera une œuvre décorative et fantaisiste... la beauté ne se reconnaît pas d’un rapide coup d’œil» (Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, éd. Bernard Grasset, 1953, p. 17.)

(Extraits du livre « Comme dans un rêve , Jean Cocteau à Metz en 1962 » aux éditions Jalon, 2023

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