L'ARBRE ROUGE de Séraphine

L’arbre rouge de Séraphine.

 

 

Alors que la France de ce début du XX° siècle connait une incroyable floraison de peintres de génie qui ont révolutionné l’art, par miracle d’autres artistes plus solitaires ont également pu être remarqués même s'ils exprimaient une peinture apparemment moins audacieuse.

Ce fut le cas notamment du Douanier Rousseau célébré comme le grand peintre primitif de son époque. Certes sa naïveté ou plutôt sa simplicité était celle d’un vrai prophète et d’un authentique voyant.

Cela n’avait pas échappé à Wilhelm Uhde, critique d’art et découvreur de talents, qui à cette époque le fit entrer avec d’autres gens simples dans le débat artistique à côté des Picasso, Braque, Léger, Modigliani, Delaunay…

Mais parmi les autres découvertes les plus remarquables que fit cet esthète allemand, Séraphine Louis (1864-1942) tient une place particulière  parmi les peintres les plus emblématiques de son panthéon. Cette femme de ménage qu’il rencontra à Senlis a été pour lui une vraie révélation car elle réussit par son seul talent à le faire accéder à des espaces inconnus, envoûtants et enchanteurs.

Dans son logis obscur et dans la mutité la plus totale, cette femme simple a fait naître malgré ses mains épaisses et hypertrophiées une œuvre qui est de l’ordre de l’indicible. Uhde comme foudroyé par le choc de cette découverte comprit dès lors qu’il s’agissait d’une peinture mystique émanant d’une visionnaire hors du commun.

Sur l’origine de sa vocation de peintre, elle prétend avoir reçu un appel de son ange gardien : « Mets-toi au dessin, Séraphine, peins pour la gloire de Dieu, c’est le désir formel de Marie. Je reviendrai pour te donner d’autres consignes. Marie elle-même t’apparaîtra pour te commander des toiles. » (1)

A l’exemple de Jeanne d’Arc appelée également par des voix, Séraphine va aussi connaître comme elle la souffrance par l’épreuve du feu. Certes elle ne brûlera pas au bûcher mais sombrera dans la folie, son feu intérieur l’ayant poussé au-delà des limites de la raison.

Sa vie fait penser à celle d’autres artistes qui comme Van Gogh et Antonin Artaud ont également eu le « privilège » de traverser la folie.

C’est pourquoi elle sent sourdre en elle des forces inconnues :

«…Souvent, ça me prend de manière terrible, là au ventre, avec une rage folle : il faut que je peigne, que je mette au jour tout ce que j’ai caché, là, dans la tête, au bout des doigts, dans le ventre, là où ça fait toujours aussi mal. » (2)

Spontanément, ses premières créations ce sont des fleurs, des ornements de pétales et de feuilles qui se croisent, mais représentés de façon mystérieuse et étrange.

Une présence, une force et une vitalité sans pareil comme si elle avait réussi à attacher des sons et du souffle à ces fleurs selon la formule employée par Alain Vircondelet.

Mais c’est entre 1928-1932 que Séraphine va connaître sa période la plus féconde. Celle des grands arbres où elle va pouvoir explorer des endroits totalement étranges et fascinants.

L’arbre rouge (1928-1930, huile sur toile, 193 x 130 cm) exposé au Centre Pompidou de Metz représente sans conteste une œuvre majeure de cette période.

 

L'arbre rouge

Cette peinture parait surprenante en raison du caractère inouï de la représentation. Un arbre qui penche étrangement vers le côté droit avec un feuillage singulier, en réalité une étrange parure qui s’apparente plus à des plumes.

Cette façon excentrique de représenter les objets naturels n’est-ce pas déjà le signe du délire qui s’empare d’elle ? En fait il ne s’agit plus de représenter la réalité puisque celle-ci n’est que prétexte à signifier autre chose.

La violence qui agite le feuillage rouge révèle peut-être l'embrasement intérieur du peintre. Alain Vircondelet avait qualifié la peinture de ses dernières toiles de gothique flamboyant.

Cela révèle une dimension mystique délirante. Les feuilles nimbées de blanc deviennent des papillons de neige. A l’évidence tout devient aérien avec une envie folle de s’envoler vers une destination qui nous échappe. Bien plus, le basculement de l’arbre semble indiquer une orientation vers un inconnu qui nous effraie.

Détail

Par ailleurs ce même arbre plonge son tronc dans un territoire étrange (voir détail ci-dessus). Il s’apparente à une modalité fluide et larvaire du « chaos » dont parle Mircéa Eliade (Le Sacré et le Profane, Ed. Gallimard, Coll. Folio/Essais, 2003).

L’artiste représente cet espace comme s’il s’agissait d’un élément liquide, la surface d’un fleuve ou d’un océan avec les touches bleues sous forme de vaguelettes parfois rosées ou noircies à certains endroits.

A la manière d'un chaman, Séraphine semble organiser le chaos en le défrichant et ensuite le sacralise en instituant l’arbre comme un poteau sacré.

En effet celui-ci permet la communication permanente avec le Ciel. Mais le délire s’installe lorsque ce même poteau commence à chavirer, risquant de perdre ce contact avec la transcendance.

Or, pour l’instant malgré la tempête qui s’abat sur l’arbre, celui-ci résiste. Certes cet arbre peut symboliser l’arbre de Jessé de l’Ancien Testament mais il signifie aussi et avant tout cette liaison avec les trois niveaux cosmiques : Terre, Ciel, régions inférieures.

A travers cette image de l’arbre, l’artiste rejoint inconsciemment (ou guidée par ses élans mystiques) la symbolique de l’Axis mundi qui est commune aux peuples primitifs, la colonne universelle qui soutient à la fois le Ciel et la Terre. La base s’enfonce dans les Enfers et c’est pourquoi les régions inférieures sont représentées dans cette œuvre par l’espace liquide.

Tout s’articule grâce à un enchaînement de conceptions religieuses et d’images cosmologiques.

Séraphine nous révèle une des significations les plus profondes de l’espace sacré en ouvrant l’espace vers le haut pour permettre la communication avec le monde divin. Son « Arbre rouge » est donc essentiellement hiérophanique comme la manifestation du Sacré.

Détail

Ainsi pour vivre toujours plus prêt du divin, l’homo religiosus ressent le besoin de vivre en permanence dans le Centre du Monde.

Le point central qui est comme le « nombril » représente en quelque sorte l’endroit où l’homme a été créé, le « Paradis » situé au « nombril de la Terre » selon la tradition judéo-chrétienne. Et ce n’est pas un hasard non plus si l’artiste a intitulé une autre œuvre : Arbre du Paradis.

L’idée du Paradis, Séraphine arrive à l’exprimer magnifiquement par l’utilisation des couleurs qui sont presque identiques à celles des vitraux d’une église notamment le pourpre et le vert émeraude.

Son idée du Paradis lui vient assurément de la cathédrale de Senlis qu’elle fréquentait régulièrement.

Tous ces signes d’un paradis originaire qu’elle perçoit sont restitués par l’éclat de sa peinture. Une peinture profonde, riche et voluptueuse faisant naître un monde envoûtant, enchanteur mais presque toujours irréel et donc très proche des mondes imaginés par les peintres surréalistes.

Comme un De Chirico qui instille une inquiétude mystérieuse dans ses œuvres, il y a également toujours quelque chose dans la peinture de Séraphine qui semble menacer l’équilibre merveilleux.

Ce grand peintre surréaliste poursuit un dessein pareil au sien lorsqu’il écrit : « …un tableau doit toujours marquer le reflet d’une sensation profonde, et que profond signifie étrange, et qu’étrange signifie peu connu ou tout à fait inconnu. Afin qu’une œuvre d’art soit vraiment immortelle, il est nécessaire qu’elle aille complétement au-delà des limites humaines. »

Pour Séraphine ce sera notamment l’écho du silence de Marie qui résonne en elle : « Ce qu’il faudrait que je peigne, c’est la vibration des choses, le bruit qu’elles font dans leur silence, comme celui de Marie. » (3)

Elle est proche aussi de Cézanne car elle réussit à extraire des choses les plus simples (les fleurs, un arbre…) de leur réalité, pour les détacher du temps et de l’espace et les faire exister. Sans rien connaître de ce géant de la peinture contemporaine elle poursuit mystérieusement les voies d’une peinture ontologique tracées par lui. A ce titre elle convoque l’être qui traverse les feuilles, l’arbre et tout l’espace naturel.

De même par analogie cette humble femme reproduit par la peinture  les mêmes gestes qui ont conduit à la création du monde selon le récit de la Genèse puisqu’elle fabrique elle-même les pigments à partir de la terre. En effet dans le récit biblique c’est Yahwé qui créa le premier homme à partir de la boue et c’est pourquoi Adam signifie littéralement en hébreux le terreux.

Séraphine avait partiellement dévoilé sa technique puisqu’elle déclara un jour à Udhe: « …je mêle à la peinture de la terre, de la boue, du sang… » (4)

Le résultat est d’une beauté éblouissante surtout lorsque l’artiste recouvre les feuilles rouges de ce glacis et de cette brillance obtenus grâce à ses secrets de fabrication. Son tableau ressemble alors étonnamment à des vitraux ou à des émaux. De plus elle crée elle-même ce réseau de craquelures comme pour signifier que son œuvre continuera à vibrer et à résonner à travers le temps. Elle rejoint par sa technique les grands maîtres du Moyen-Age et de la Renaissance.

Pour revenir au Centre du Monde évoqué précédemment, on le trouve au cœur de la frondaison de l’arbre là où s’entrelacent les feuilles et notamment celles nimbées de blanc. D’ailleurs celles-ci ressemblent plus à des plumes qui s’agitent et virevoltent créant ainsi un tourbillon à l’image de celui qui se crée dans une baignoire qui se vide.

Au centre de ce tourbillon on aperçoit comme un œil ou une ouverture donnant accès à un autre monde. Cet effet visuel de l’œil fait penser au court métrage du surréaliste Man Ray intitulé Emak-Bakia de 1926 ou au film de Jean Cocteau Le sang d’un poète de 1930 où l’œil irradié contribue à nous faire plonger dans un monde irréel.

Et l' on retrouve les mêmes yeux de l’initié dans un vitrail de Jean Cocteau avec le visage de Minerve (église Saint-Maximin de Metz). Ses yeux qui paraissent anormalement grossies résultent d’un phénomène d’irradiation : une connaissance directe qui se nourrit d’un feu brûlant dont parlait Kafka. L’œil n’est que « la fenêtre » de l’âme.

Effectivement cette incursion du peintre laisse entrevoir des mondes nouveaux.

Détail

Sa peinture nous permet un accès illuminant dans ce qu’il y a lieu d’appeler le phénomène de la dynamique de la transcendance selon la formule de Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde).

L’œuvre de Séraphine joue merveilleusement avec cette articulation du visible et de l’invisible (les feuilles qui cachent et dévoilent en même temps).

Mais dans ses différents tableaux aucune trace de l’homme comme pour signifier qu'il est jeté seul, en dehors de Dieu.

C’est pourquoi cet homme isolé, coupé de Dieu, doit pour se retrouver et trouver du sens effectuer une traversée interne. D’où ce tourbillon de la frondaison qui conduit à cet œil ou à cette ouverture au tout Autre.

Ainsi la présence divine se manifeste par cet arbre :

« La divinité…nous laisse ce monde à comprendre dans sa totalité, à pénétrer dans ses articulations les plus internes et à changer de part en part » (5)

Séraphine se considère comme l’instrument de l’au-delà, la peinture étant devenue la matière la plus apte à manifester la volonté divine:

« C’est Dieu qui …demande…et l’arbre alors peut pousser, il peut s’élancer, s’affairer dans le ciel, toujours plus haut. Ah ! C’est une drôle d’histoire, la peinture ! » (6)

Mais en contrepartie des joies éphémères procurées par la peinture, elle connut les affres de la solitude, de la pauvreté et du renoncement jusqu’à en perdre totalement sa propre raison.

Mais ultime consolation elle nous a laissé une œuvre unique, sublime, inclassable et mystérieuse permettant d’affirmer qu’elle restera à tout jamais ce qu’elle avait toujours prétendu être : « Séraphine Louis, sans rivâle ! »

détail 

Christian Schmitt, le 8 mai 2011.

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(1) Séraphine, de la peinture à la folie d'Alain Vircondelet, Albin Michel, 2008, p.54

(2) Ibidem, p.165

(3) Ibidem, p.57

(4) Ibidem, p.165

(5) Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde, Ed.Gallimard, coll. Folio Essais, 1985, p.124.

(6) Ibidem, p.165