Une approche de JLT et de son oeuvre (2)

A LA RECHERCHE DE LA PERMANENCE DE L'ETRE

 

 

Nous sommes dépossédés par le temps" disait-il souvent ! (Reportage vidéo de 1982). Son besoin de découvrir une autre réalité l'amenait à capter le temps, à en stopper sa fuite pour trouver "le visage de ce qui n'a pas de visage" (L'Etoffe des ondes p.173).

Il s'agissait pour lui en arrêtant le temps  à éliminer la fluence de l'immédiat et retrouver la permanence de l'être à l'opposé de cette époque où le relativisme a conquis tous les esprits. D’ailleurs sur notre époque, le pape Benoit XVI lui-même pose un constat sans équivoque: " L'on est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et qui donne comme mesure ultime son propre ego et ses désirs" (Basilique Vaticane le 18/04/2005).

Or comme l'affirmait Deleuze, il n'y a que la création qui puisse arrêter le temps et permettre l’émergence de l'être.

C’est pourquoi pour JLT, peindre est loin d'être un divertissement, un aimable passe-temps, il est une activité qui a pris chez lui les dimensions d'un véritable sacerdoce. Il a tout sacrifié au profit de  son art: la sécurité matérielle en quittant son poste d'enseignant et sa vie familiale elle-même en choisissant délibérément ne pas avoir  d'enfants, bien qu'étant marié.

Pour Nietzsche l'art a une fonction métaphysique: il manifeste l'être. C'est la raison pour laquelle  JLT n'est pas un simple artisan habile, il vit tragiquement son œuvre par cette quête de l'Absolu. 

Ce faisant l'art permet de "revenir aux choses mêmes" comme l'affirmait Husserl. Et  rendre de la profondeur d'être aux choses, en leur restituant la réalité concrète et énigmatique que la pensée commune ou pénétrée d'objectivité scientifique  a dépouillé.

Ce travail métaphysique est commun aux vrais créateurs. Cézanne notamment  était en quête permanente de ce "parfum d'être" qu'il identifiait parmi les choses les plus communes de la vie (la nature morte, la montagne Ste Victoire…).

Par conséquent le travail du peintre n'est pas de fonder son expérience sur le perçu mais bien sur une expérience d'un autre niveau, sur le troisième œil, en rendant visible ce qui ne l'était pas encore. L'œuvre doit permettre d'atteindre un absolu qui est de l'ordre du suprasensible…et nous faire avoir accès à ce qui est "transcendant". Or cette quête semble parallèle voire complémentaire de la philosophie dans cette entreprise d'exploration et de fondation du réel.

 

L'art et la philosophie.

 

Les philosophes se sont beaucoup exprimés sur l'art. Alors que Platon considérait l'art comme éloigné au plus haut point de l'absolu, car n'étant qu'une copie du sensible.

Par contre à partir du XVIII° s. les philosophes ont prétendu le contraire. Ainsi selon Kant, l'art permet de montrer ce qui est indicible, non conceptualisable ou non connaissable.

Ensuite Hegel, Nietzsche  et notamment Schopenhauer pour qui "l'art déchire le voile des apparences". Et c'est plus récemment Martin Heidegger dans "L'origine de l'œuvre d'art" qui va le plus loin encore puisqu’il affirme que seul l'art est à même de nous manifester la vérité de l'être.

Mais qu’en est-il de l’art abstrait qui en l’absence de toute  figuration nous déconcerte ?

En fait c’est Kandinsky lui-même, peintre initiateur de cette révolution artistique, qui réussit à nous faire comprendre que l'art abstrait est un art pur, qu'il ne travaille pas à dépeindre la nature, mais  se sert de la couleur et de la forme pour parler à notre âme même (dans son ouvrage "Du spirituel dans l'art, et dans la peinture en particulier"). L'art et en particulier l'art abstrait, est le langage de l'âme, et il est le seul à pouvoir l'être.

Et JLT quant à lui aimait  répéter cette phrase de Paul Klee :"L'art ne reproduit pas le visible, il rend visible".

 

Comment percevoir cette quête d’Absolu dans  l'œuvre  de JLT ?

 

On retrouve cette démarche dans l'émergence de mondes originaires et par les phénomènes de présence de  l'être dans son œuvre.

Trévisse donne toujours l'impression de rendre le monde à ses origines comme au premier matin du monde. Un monde en train de se donner forme, à mi-chemin du chaos et de l'ordre. Un monde avec un ordre encore sauvage

et sur fond de chaos comme à sa naissance.

"Le peintre ne vogue pas sur un monde bien défini: il participe à sa naissance, mêlé aux profondes racines […];bien mieux, sa puissance fait surgir des mondes nouveaux." (Bazaine Jean, "interview", Le Nouvel Observateur (Paris), mai 1972).

 

Par l’émergence de mondes originaires

 

Déjà dans ses tableaux-plâtre intitulés « Evelyne » et « Fibrilles », JLT nous immerge dans les jaunes et les ocres pour signifier les débuts de la vie comme en atteste la présence de l’œuf, du fœtus et d’une forme spermatozoïdale. Il valorise le monde de l’onirisme par les méandres et les entrelacs de la vie tels que l’imagine ce peintre-poète.

 

Mais c’est surtout dans les lavis et dessins à la plume qu’on assiste à l’émergence de mondes originaires …est-ce l’univers de l’homme primitif ou de l’enfant ?

Ainsi dans le lavis 2,  c’est un univers prismatique avec des arcs-en-ciel déchiquetés qui signifient le passage d’un monde à un autre, tout en essayant de contenir l’instant présent dans la durée.

Par contre d’autres lavis (notamment le 5) nous renvoient à des cataclysmes telluriques : des formes s’articulent comme des masses en mouvement qui s’entrechoquent et s’interpénètrent sous l’effet, semble-t-il, d’une convulsion volcanique ou d’une catastrophe géologique.

A l’évidence Trévisse est à la recherche de cette genèse ontologique pour éliminer la fluence de l’immédiat et le papillotement du temps et ainsi  retrouver la consistance d’être, le solide et l’intemporel.

Et pour le réaliser, il affectionne particulièrement la technique de l’aquarelle (lavis notamment). Celle-ci lui permet par la légèreté gestuelle, le jaillissement de formes, de mondes nouveaux et l’émergence d’une lumière qui traverse le temps et l’espace.

Pour découvrir l’être des choses, JLT a besoin de retrouver ce chaos originel, le « big-bang » qui constitue la genèse de notre univers.

Et c’est pourquoi souvent son écriture  prend  la signature de l’art brut : l’art des fous ou des enfants comme  l’affirmait Dubuffet. Trévisse retrouve par cette forme artistique la pureté originelle qui touche le fond et signe sa volonté de retourner à la nature et au cours des choses.

Etrangement tout ce qu’il nous dévoile est indemne de progrès technique. En effet par l’émergence de ces mondes originaires, l’artiste restitue la permanence de l’être en dehors de l’arraisonnement de la technique moderne.

En cela il rejoint  Heidegger pour qui  la technique ne permet pas à l’être de se dévoiler, d’être ce qu’il est, car sa fonction uniquement utilitaire cache  la vérité de l’être et ne permet pas son éclosion. Et par ailleurs pour ce même philosophe  la technique moderne n’est que le dernier des avatars de l’objectivité qui détruit, sépare et plonge l’homme moderne dans l’effroi.

D’où l’attrait de JLT pour ses mondes originaires hors de l’empreinte et des transformations opérés par la technique moderne. Et c’est pourquoi aussi toute son œuvre respire  ce « parfum d’être » dont parlait déjà Cézanne.

 

La présence de l’être

 

Effectivement toute sa création témoigne de cette présence de l’être, faisant sienne cette phrase de Kandinsky : « ce qui est voilé est plus fort ». Son cri qui rejoint celui d’Antonin Artaud annonce comme Jean le Baptiste dans le désert cet événement-avènement.

Par ses œuvres rayonnantes, Trévisse fait tomber les barrières rationnelles comme « le geste de la nature dessinant d’un même élan les remous de l’arbre, de l’eau ou des nuages » selon Bazaine. L’être est partout dans le microcosme trévissien et cette dimension panthéiste rejoint l’analyse de Husserl pour qui nous sommes, nous étions « pré-constitués dans l’Etre ».De même  sa peinture peut être comparée à une parabole vivante  (Laura Cossutta, critique d’art) à la recherche non pas du temps perdu, mais du réel perdu et qui tente de le retrouver…

En fait la présence et le passage de l’être dans son œuvre prend des formes qui varient selon les différentes périodes de son évolution picturale. Au début on peut identifier l’être avec des personnes humaines  confrontées à la violence, la souffrance et le désespoir (ses deux premières périodes picturales). Puis peu à peu les formes humaines disparaissent dans son œuvre au profit d’un monde informel où domine la couleur, celle-ci étant devenue la vertu génératrice permettant de tout ramener à elle. Un tout fondamental qui corrobore l’affirmation de Cézanne selon laquelle: « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude ».

L’être vit et respire dans cet univers même si l’homme parait absent car il est en réalité tout entier dans ce microcosme. On le sent partout vibrer, frissonner grâce à ces ondes colorées qui s’échappent du pinceau du créateur. La matière picturale devient une matière vivante. Et au fur et à mesure que le peintre arrive au terme de sa vie, la présence de l’être se manifeste par cette lumière qui sourd de l’intérieur. Dans ses derniers lavis la lumière domine son œuvre et comme par révélation, Trévisse ressent le même phénomène que celui éprouvé par Paul Klee : « La couleur me possède. Point n’est besoin de chercher à la saisir. Elle me possède… ».En manifestant la présence de l’être, JLT est devenue le peintre de la lumière ! 

Et pour terminer je reprendrai la dernière phrase du texte introductif de l’ouvrage sur Trévisse (Trévisse sismographe de la modernité) :

« …Malgré le pessimisme radical de son œuvre qui « s’origine » dans son vécu personnel, ce n’est qu’au seuil de sa vie qu’il fait l’expérience radieuse d’une transfiguration. Véritable créateur, traversé par ce feu intérieur, Trévisse portait en lui la misère du monde tant sa force de lucidité était grande. Mais pour créer et vivre tout simplement, il paya un lourd tribut. Et « ce qu’il n’est pas facile d’accepter c’est de penser qu’en partant, il s’est libéré d’un fardeau insupportable pour retrouver la lumière » (son ami peintre Vincent Verdeguer de Paris le 08/12/2006) ».


Metz, le 27 juillet 2008

Christian Schmitt


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