Comme il l'a toujours manifesté depuis sa jeunesse, Michel Ragon est un homme libre et lucide. Aujourd'hui, à quatre-vingt neuf ans, il publie ce "Journal d'un critique d'art désabusé" dont le titre sonne comme un état des lieux pour une vie riche en rencontres, découvertes, combats, mais également aujourd'hui empreinte de nostalgie et de vague à l'âme.
Entre 2009 et 2011, Michel Ragon, au fil des jours, se laisse aller à ces réflexions articulées sur un quotidien où se succèdent les visites d'expositions, les nouvelles souvent mauvaises sur le sort de tel ou tel ami artiste, les lectures parfois courroucées d'articles de presse.
L'écrivain à deux visages
On sait que la notoriété de Michel Ragon repose sur une double production : celle de critique d'art, témoin privilégié de la vie des artistes sur soixante dix ans, et celle de romancier à succès plus tardivement (L'accent de ma mère, Les Mouchoirs rouges de Cholet, La Louve de Mervent, Le Marin des Sables...).
Mais déjà depuis de nombreuses années, sa vie de témoin de l'art est engagée. Ami dès 1943-1944 des peintres James Guitet et Martin Barré, il fréquente dès 1946 les galeries parisiennes où il découvre les toiles de jeunes peintres abstraits: Hans Hartung, Jean-Michel Atlan, Pierre Soulages, Serge Poliakoff, Gérard Schneider. Vendéen, Ragon, dès 1946, rencontre Gaston Chaissac puis devient ami de Jean Dubuffet. Par ailleurs, il s'engage aux côtés des artistes du groupe Cobra.
Les racines libertaires
Michel Ragon est devenu très tôt critique d'art sans avoir véritablement ambitionné ce statut. Passé par les métiers les plus divers (manœuvre dans une fonderie, peintre en bâtiment, commis-libraire, puis bouquiniste), il s'est rapproché dans sa jeunesse des mouvements libertaires et rencontre Louis Lecoin, figure de proue des mouvements pacifiste, libertaire et anarchiste. De tels engagements ne s'effacent pas au fil des ans et s'affirment comme une composante irréductible de sa personnalité.
Mais son intérêt pour l'art de son temps s'est construit à travers ses amitiés. Ami de toujours avec James Guitet, ami de Soulages ou Zao Wou KI, d'Etienne-Martin et de tant d'autres artistes, Ragon a vu les années passer, il a vu disparaître nombre d'entre eux et, au bout du compte fréquenté autant les cimetières que les galeries ou les musées.
Son journal témoigne de ces adieux à répétition. Il mesure également combien un artiste peut passer de la notoriété la plus élevée à l'oubli le plus total. C'est le cas d'un Nicolas Schoeffer qui allait devenir le nouvel Eiffel avec son projet grandiose de tour cybernétique à la Défense, plus haute que la tour Eiffel, avant que le projet bien avancé soit abandonné et son auteur oublié. "Nicolas Schoeffer vécut, survécut jusqu'en 1992, pendant plus de quinze ans plus personne, dans le milieu artistique, ne lui prêta la moindre attention" se lamente celui qui l'avait connu dès 1948.
Face à "l'art officiel"
Michel Ragon a assisté, impuissant, à l'avènement d'une nouvelle histoire qui n'est pas la sienne
" Un art officiel s'était peu à peu institué en France, avec l'approbation du ministère de la Culture, du Centre Georges Pompidou, et des musées de province phagocytés par le FRAC. Il s'était tissé sur tout le territoire un réseau cultuel s'appropriant l'avant-garde, en faisant une avant-garde institutionnelle, comme il existe au Mexique un Parti Révolutionnaire institutionnel installé à la tête de l'Etat et qui ne le lâche plus. Inutile de préciser que cette avant-garde institutionnelle, tout comme le PRI mexicain, n'a rien de révolutionnaire et a perdu tout esprit novateur".
Le Ragon libertaire ne se reconnaît plus dans ce paysage renouvelé et observe, désabusé, cette mutation. Si l'on y ajoute la mondialisation de l'art, l'enivrement spéculatif, on peut mesurer combien au regard de ce témoin privilégié d'une époque, les repères se sont effacés.
Pour autant, l'homme n'a rien perdu de sa vivacité, de sa lucidité intransigeante. L' ayant rencontré il y a quelques années, je vérifiai que le jeune vendéen curieux du monde et des autres, habitait toujours son regard attentif, voire malicieux.
Aujourd'hui Michel Ragon continue d'observer sans indulgence un monde de l'art qui lui semble cependant quelque peu étranger.
"Journal d'un critique d'art désabusé"
Michel Ragon
Albin Michel septembre 2013