Gaston CHAISSAC

Sur les traces de…

Gaston Chaissac, l’hérétique du marais poitevin

  • Olivier Cena de Télérama
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  • Publié le 14/08/2014.

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Taiseux et graphomane, bouffeur de curé, “peintre de village” et théoricien du style rustique moderne… Dans la maison familiale, sa fille raconte ce père étrange et magnétique.
Tout l'été, Télérama vous emmène à la découverte d'une région, sur les pas d'un personnage célèbre.
 

La petite maison d'Annie Raison se trouve à la sortie de Maillé, au cœur du marais poitevin, à l'extrême sud de la ­Vendée. La végétation envahit son jardin, que borde la Vieille Autise, un affluent de la Sèvre niortaise. Autour, sur les terres gagnées sur le marais asséché, poussent le blé et le maïs. « Ici, un homme debout est déjà un relief », disait le peintre et écrivain Gaston Chaissac, qui passa les trois dernières années de sa vie à Vix, petit bourg situé à huit kilomètres de Maillé. Il y est enterré. Sa femme, Camille Guibert, rencontrée en 1940 au sanatorium de Clairvivre, en Dordogne, où tous deux soignaient leur tuberculose, était de Vix. Leur maison existe toujours, comme existe toujours la maison des parents de Camille. Annie en est la propriétaire. Elle est la fille de Gaston et de Camille. Annie Raison a trois maisons…

« Ne faites pas attention au désordre. » La maison de Maillé est encombrée d'un tas de choses que collectionne Annie. Il y fait frais. Sur la table, Annie a posé un classeur contenant des lettres manuscrites de son père protégées par une pochette en plastique. « Il m'en reste deux mille », dit-elle – des lettres que, depuis des années, Annie récupère, parfois achète, parfois échange contre un dessin, afin de reconstituer l'œuvre littéraire de son père. Du dehors parvient le caquetage des poules enfermées dans leur enclos grillagé. « Deux mille sur plus de treize mille écrites », précise-t-elle.

Gaston Chaissac parlait peu – ou ne parlait pas du tout. Il écrivait. Il écrivait à tout le monde. Il se levait le ­matin, déjeunait, puis écrivait. D'ailleurs, en 1934, à l'âge de 24 ans, lorsque, venant de la Nièvre où est installée sa famille, il monte à Paris, Gaston ne pense pas être peintre : il se rêve journaliste et écrivain. Son frère, brigadier de police, lui ouvre une boutique de cordonnerie, rue Mouffetard, mais Gaston ne sait pas réparer les chaussures, ou ne peut pas. « Mon père souffrait d'hypertension, dit Annie. Ça le fatiguait terriblement. Et, à cette époque, il n'existait aucun médicament contre ça. »

Ecrivain et chroniqueur

Dans l'une de ses lettres, Chaissac se définit ainsi : « Ecrivain et chroniqueur avant tout, et fidèle à ce que je vois de ma fenêtre. » Il aurait pu ajouter : infatigable râleur, moraliste ironique, provocateur impénitent, théoricien de « la peinture rustique moderne », etc. Il écrit et se plaint à des gens célèbres (Jean Dubuffet, Jean Paulhan, Raymond Queneau ou André Breton), ou à mademoiselle Mousset, à Louis Batiot le maire de l'époque, à l'abbé Coutant, à son ami Emile Guériteau, au percepteur, au sous-préfet et à tous les membres de l'administration française.

La graphie de son écriture est nerveuse, tremblante. Le support est variable : feuilles de cahier d'écolier, bouts de papier récupérés où l'écriture suit la découpe, et même une boîte de sucre en morceaux en papier bleu dépliée. Cette dernière est envoyée à Emile Guériteau, natif de Sainte-Florence, village du nord de la Vendée où Camille Chaissac fut institutrice et où son mari, Gaston, peignit les latrines de l'école primaire.

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« Si elles avaient été peintes par Picasso, la commune les auraient depuis longtemps rénovées », bougonnait en son temps Chaissac. Qu'il se tranquillise : elles sont maintenant, avec la cour et le préau, classées monuments historiques ! Doisneau en personne est venu les photographier. Pourtant, ce qu'il reste des peintures n'est pas très spectaculaire. De ces œuvres latrinaires ne demeure qu'un trait brun-rouge cernant les personnages – seul l'un d'eux, un ventripotent chapeauté, garde des traces de blanc. Les couleurs ont disparu. Durant des années, les gamins ont pissé dessus. L'école, elle, collée à la mairie, a été transformée il y a neuf ans en Espace Gaston-Chaissac. Et cet espace, voulu par Emile Guériteau, porte comme surnom « La boîte à sucre bleue ».
 

Après avoir passé cinq ans à Boulogne, en Vendée, en 1948 le couple déménage donc à une dizaine de kilomètres de là, à Sainte-Florence, où Camille est mutée. Libéré des soucis financiers par le métier de sa femme, Gaston se consacre à ce qu'il appelle « ses recherches » et peaufine sa théorie de la peinture rustique moderne – « sans gestes théâtraux ni mise en scène phénoménale », écrivait-il en 1946. A Sainte-Florence, le couple restera treize ans. De ce long ­séjour, Annie garde le souvenir de discussions passionnées sur la pédagogie, de l'amitié de Gaston avec l'employé de la mairie voisine souffrant de tuberculose, de son père dessinant le soir sur un coin de la table où ils dînent, des patates cuites à l'eau sans sel qu'il ingurgite pour lutter contre l'hypertension, et surtout de l'hostilité des villageois entre­tenue par le curé de la paroisse. Car, entre Gaston et le prêtre, c'est la guerre.

“Hérésiologue”

Le 10 octobre 1953, Chaissac se plaint par courrier à André Costa, sous-préfet de Fontenay-le-Comte, d'être insulté par « des élèves de pédagogues qui prêchent d'exemple l'irrespect des lois françaises ». Il signe : « Gaston Chaissac l'hérésiologue ». Ces élèves sont ceux du curé, ceux de l'enseignement catholique qui, en juillet 1945, subit de plein fouet l'abrogation des lois de Vichy, parmi lesquelles figure celle du 2 novembre 1941 lui octroyant d'importantes subventions. L'Ouest, et en premier lieu la Vendée catholique, s'enflamme. Des municipalités financent illégalement l'école libre au bord de l'asphyxie, des maires démissionnent, des parents d'élèves refusent de payer l'impôt. C'est dans cette ambiance de contestation et de rébellion que les Chaissac arrivent à Sainte-Florence, elle l'institutrice de la laïque, et lui le « fabricant de laissés-pour-compte », comme il se surnommait.

En vérité, le personnage ventripotent et chapeauté conservant encore quelques traces de couleurs, peint sur la paroi de l'urinoir, ressemble étrangement au curé de la paroisse. Les rares gamins que leurs parents ne mettaient pas dans l'enseignement catholique pissaient donc sur sa soutane. Ainsi se vengeait le brave Gaston de toutes les humiliations, de tous les quolibets, de toutes les méchancetés et de toutes les mesquineries imaginées par l'abbé et ses paroissiens. « Au fond, il s'en foutait, dit Annie. Peut-être même que ça l'arrangeait. Il n'aimait pas parler aux gens et le peu qu'il disait, c'était souvent pour provoquer, des phrases brèves et ironiques. » En retour, il recevait parfois quelque pierre projetée par la fronde d'un sniper juvénile.

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Annie disparaît dans une autre pièce et revient avec une caisse en plastique qu'elle pose sur la table. Des centaines de dessins y sont rangés, la plupart tracés à l'encre noire, certains gouachés. Les plus vieux remontent aux années d'avant-guerre, lorsque Chaissac fait la connaissance du couple Freundlich. Ils habitent le même immeuble parisien que son brigadier de frère. Otto est un artiste allemand réputé, peintre et sculpteur ; sa compagne, Jeanne Kosnick-Kloss, elle aussi peintre, est une habile brodeuse. Ils rencontrent Chaissac en 1937 et le poussent à dessiner.

 

Et il dessine…

Ils le forment, le conseillent, l'emmènent au Louvre et dans les galeries, lui offrent des livres, lui présentent Gleizes qui lui présente Paulhan qui lui présente Dubuffet… Les tissus de Jeanne auront une grande influence sur l'œuvre de Gaston – les futures hachures des dessins. Quant à Otto, il initie le jeune homme à la découpe du verre (technique que Freundlich utilisait pour la réalisation de vitraux), sans doute à l'origine du cerne noir qui entourera les motifs colorés. Chaissac voulait écrire ? Maintenant il dessine, beaucoup.

Il y a dans la boîte des encres abstraites, des essais postcubistes, des variations sur l'œuvre de Picasso (l'idole de Gaston !), des recherches précédant ce qui caractérisera plus tard l'art de Chaissac : le cloisonné, les figures faussement enfantines, les couleurs franches, bref : la peinture « rustique » moderne. Annie jubile. La boîte (l'une des nombreuses boîtes !) démontre que son père n'est pas un artiste brut. Il cherchait. Il ne cessa jamais de chercher. Il n'est donc pas, à l'instar de ce que pensa longtemps son ami le peintre Jean Dubuffet, un artiste naturellement dégagé de toute contrainte culturelle comme le sont les fous et les ­autodidactes.

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Au contraire, Chaissac tente volontairement de se défaire de cette culture accumulée à Paris auprès du couple Freundlich comme auprès d'autres artistes (Albert Gleizes ou Robert Delaunay). « Mes préférences vont d'emblée à la peinture rustique moderne, écrit-il en 1946. Peintre de village, je lui reste fidèle, trop sûr de faire fausse route si je cherchais à peindre à la façon des artistes peintres des capitales et sous-préfectures. » C'est pourquoi Sainte-Florence, l'hostilité des villageois et la réputation de marginal farfelu collant à son paletot sont alors sans doute pour Chaissac une véritable aubaine.

 

Aujourd'hui Sainte-Florence répare. Une « médiatrice » entraîne le visiteur au cœur de l'Espace Gaston-Chaissac, dans « La boîte à sucre bleue », scénographie installée dans l'ancienne salle de classe par Xavier de Richemont. C'est un petit parcours sympathique censé nous plonger dans l'univers du peintre. Aucune œuvre originale (excepté, bien sûr, celles ornant les urinoirs dans la cour) n'est exposée. « Et ça vous a plu ? » demande Annie, retrouvant un instant ce qu'on imagine être le ton ironique du père. Un peu moins que le bistrot Filoche sur la place de l'Eglise, dont les toilettes (décidément) sont ornées de reproductions de peintures de Chaissac. « Il est sympa Filoche, dit Annie, redevenue souriante. Lui, c'est par amour de la peinture de mon père qu'il reste. »

Maladif, intelligent, introverti

Si Chaissac était taciturne, sa fille parle, beaucoup, de Gaston, de Camille, d'elle, des peintres et écrivains amis, du rosier offert par Louis-Ferdinand Céline qui pousse dans son jardin. Un portrait du père se dessine : un être fragile, maladif, très intelligent, introverti, timide sans doute, caractériel aussi, intranquille, marqué par son séjour à l'hospice des indigents de Nanterre en 1938 où, malade, sans le sou, il trouva refuge. « Pour dormir, il n'enlevait que son pantalon, dit Annie. Quand il retirait ses chaussures, il les mettait autour de son cou pour qu'on ne les lui vole pas. Les billets de banque, il les épinglait à l'intérieur de sa chemise. Pour moi, papa c'est un nomade – vous comprenez ? Quelqu'un qui ne s'est jamais posé nulle part. »Une photographie de Doisneau le représente coiffé d'une casquette, chaussé de sabots, assis sur son vélo. Il ressemble à un personnage de Tati.

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Contrairement aux rumeurs, Chaissac exposa et connut du succès – surtout auprès de ses amis peintres et écrivains. Mais entre sa première exposition personnelle en 1938, galerie Garbo à Paris, et les deux dernières expositions américaines en 1964, l'année de sa mort, l'une à New York (à la galerie Cordier-Ekstrom), l'autre à Minneapolis, durant ces vingt-six ans la méfiance du « peintre de village » vis-à-vis du marché et des galeries ne cessa de croître. A juste titre, ­selon Annie, puisque sa dernière galerie parisienne, Iris Clert, celle d'Yves Klein, ne lui paya jamais les tableaux ­vendus, parmi lesquels figurent quelques œuvres douteuses – et sans doute postérieures à la mort de l'artiste… « Regardez ! » Annie pose une photographie sur la table. ­Effectivement, les aplats de couleurs sont organisés autour d'un visage grossier, alors que Chaissac, dans un entrelacs, dessinait le visage à la fin. « Vous voyez, c'est pas si facile que ça de faire un Chaissac ! » dit Annie avec fierté.

 

Dans la maison de Vix où, après la fermeture de l'école de Sainte-Florence, le couple habite à partir de 1961, est ins­tallé, donnant sur le jardin, un vaste atelier de peinture doté d'une verrière zénithale. C'est Jean Dubuffet, à la demande de Chaissac, qui en paya la construction. Or le brave Gaston n'y mit jamais les pieds. « Papa écrivait le matin, dès le lever, dit Annie. L'après-­midi, il peignait. Le soir, il dessinait sur un coin de table. Il faisait tout ça dans la maison. Il était inimaginable pour lui que sa pratique artistique soit physiquement séparée de sa vie quotidienne. » ­Annie sourit. L'idée de cette inutile commande la ravit.

Espiègle et singulier

L'espièglerie de son père l'enchante. Sa singularité ­aussi. « En 1949, mon père a décidé de ne plus faire l'amour avec ma mère, dit-elle. Ça ne l'intéressait pas. Il pensait que ça nuisait à sa créativité. Mais il a en même temps donné sa liberté sexuelle à ma mère – qui ne s'est pas privée… » Annie rigole. « Ça ne me gêne pas du tout de parler de ça », ajoute-t-elle. Chez les Chaissac, l'espièglerie est héréditaire.

Construite dans le jardin de la maison de Vix, face à l'atelier désert, une remise conserve le petit harmonium dont jouait Chaissac. Dubuffet le lui offrit. De Gaston et de Jean, le dominant n'est pas forcément celui qu'on croit. Chaissac fascinait. Son regard en imposait. Ses dessins de peintre de village épataient les artistes peintres de la capitale. Son écriture impressionnait les littérateurs parisiens – il édita son premier livre, Hippobosque au bocage, chez Gallimard en 1951, et, à partir de 1956, livra régulièrement à la revue de la NRF ses Chroniques de l'oie.

C'était un homme étrange. « Je resterai sans doute pour beaucoup une énigme »,écrivait-il. Annie elle-même ne comprend pas tout. Elle cherche à percer le mystère de ce père magnétique. Elle échafaude des hypothèses. N'était-il pas un peu autiste ? Non, plutôt extrêmement marqué par la maladie (à la fin de sa vie se mêlent l'hypertension, l'asthme et la tuberculose) et la promesse d'une mort prématurée. Un peu inadapté à la vie moderne.

« J'ai parfois, écrivait-il, comme les petits oiseaux, des frayeurs inexplicables. »Annie se fige. Ses yeux pétillent. Elle s'étonne : « Comment dites-vous ? Je ne connaissais pas cette phrase de papa. » Elle prend un ­stylo et un cahier d'écolier. Son dos se courbe. Elle se tait. Elle note.